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à la hauteur de ses devoirs, elle est parfois aussi l’auxiliaire le plus puissant du succès lorsqu’au talent elle unit l’amour du pays.

La fortune toutefois avait refusé à M. de Moustier un don précieux pour un ministre : celui de l’exactitude. Il n’avait pas le sentiment de l’heure. À l’étranger, ses habitudes irrégulières n’étaient un sujet de désespoir que pour ses attachés ; mais à Paris elles mécontentèrent souvent l’empereur, et elles fournirent à ses adversaires l’arme qui devait déterminer du même coup sa chute et sa mort, si prématurée, et l’on peut dire, si dramatique[1]. Mais bien qu’en apparence distrait, son cerveau était toujours en travail, et tandis qu’on le croyait adonné aux choses futiles de la vie, il méditait ses dépêches et préparait ses entretiens[2]. Il avait un autre défaut : d’une timidité hautaine, il négligeait de se créer des relations et se refusait aux compromissions que le pouvoir exige de nos jours. Il se dérobait au souci qu’imposent en France à tous les ministres les questions de personnes ; sa porte restait fermée aux quémandeurs. N’ayant jamais rien demandé pour lui-même, il restait inaccessible aux sollicitations. Il négligeait la presse, qui le lui rendait en laissant ses services dans l’ombre, tandis qu’elle exaltait et transformait en hommes d’état des personnalités sans portée, mais âpres à la réclame. Il ne se préoccupait que de l’empereur, auquel il était sincèrement dévoué, et de M. Rouher, dont il appréciait l’intégrité et admirait le talent. Tel était avec ses qualités, mais aussi avec ses imperfections, le ministre que, dans une heure de crise, l’empereur appelait dans les conseils de son gouvernement.

On ne doutait pas de son acceptation, d’autant que l’offre avait presque le caractère d’un ordre. Mais, sans décliner absolument la tâche qu’on lui proposait, il se défendit. Il aimait Constantinople et ne se souciait pas d’échanger la vie indépendante du Bosphore contre les charges et les responsabilités du pouvoir. Il argua de son éloignement, de son ignorance des événemens : « Étranger aux négociations qui ont préparé et suivi la guerre de Bohème, écrivait-il, je ne crois pas pouvoir, dans des circonstances aussi difficiles ; rendre les services que l’empereur attend de mon dévoûment. » Mais sa nomination était arrêtée. Les raisons qu’il invoquait

  1. On raconte qu’à Compiègne, M. de Moustier tomba sans connaissance au moment où il lisait un rapport au conseil des ministres. Peu de jours après on l’emportait agonisant du quai d’Orsay pour faire place au nouveau ministre et à Mme la marquise de La Valette, qui, elle aussi, était à toute extrémité. Ce fut le chassé-croisé de la mort.
  2. Le rôle de la direction politique se borna pendant la durée de son ministère à l’expédition des affaires courantes. Toutes les minutes des dépêches de quelque importance sont écrites de sa main, sans parler des nombreuses lettres particulières qu’il adressait aux agens. C’est la meilleure réfutation à opposer à ses adversaires qui pour l’amoindrir, prétendaient qu’il négligeait les affaires de son département.