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reprendre en sous œuvre en 1866[1]. Il s’agissait de transplanter le roi de Saxe sur le Rhin, d’annexer ses états à la Prusse et de nous laisser prendre le Luxembourg.

Le gouvernement de Louis-Philippe, comme celui de l’empereur, en poursuivant la cession du Luxembourg, espérait conjurer ses embarras intérieurs et consolider son prestige par le succès d’une négociation territoriale. Tous les deux s’adressèrent à la Prusse, l’un en faisant appel à ses convoitises, l’autre en voulant se faire payer d’une neutralité périmée. Mais, en 1831, la diplomatie française ne s’engagea avec la diplomatie prussienne que dans des causeries fugitives qui ne compromirent personne et qui peut-être seraient restées ignorées sans la correspondance de lord Palmerston, récemment publiée, tandis qu’au commencement de 1867, les négociations que l’empereur poursuivait à La Haye, avec le secret assentiment du cabinet de Berlin, furent révélées brusquement au parlement du Nord, par une interpellation calculée, au moment où le traité qui assurait le Luxembourg à la France allait être signé par le roi des Pays-Bas. La réponse du chancelier, les manifestations du Reichstag et les déclamations haineuses de la presse prussienne projetèrent tout à coup sur ces pourparlers que la France et l’Europe avaient ignorés une sinistre clarté. On se demandait par quelle étrange fatalité ou par quelle rare perfidie des négociations ouvertes sur les incitations du cabinet de Berlin, dans la pensée de réconcilier la France avec les conquêtes de la Prusse, pouvaient compromettre la paix du monde à la veille de l’ouverture d’une exposition universelle.

Le péril fut conjuré, après de longues et angoissantes péripéties, en partie par le sang-froid et l’habileté de notre ministre des affaires étrangères, et surtout par l’intervention chaleureuse des grandes puissances. Mieux inspiré que ne le fut le duc de Gramont en 1870, M. le marquis de Moustier sut faire, sous le coup du danger, une évolution diplomatique des plus heureuses. Les négociations avaient été, du côté de la France, poursuivies avec un tel mystère que le directeur politique du ministère des affaires étrangères, M. Desprez, n’en eut connaissance que par les interpellations de M. de Bennigsen. M. de Moustier, pour en assurer le secret, chiffrait et déchiffrait lui-même les lettres et les dépêches qu’il échangeait avec Berlin et La Haye. Ce sont ces négociations, tenues si secrètes, que je vais essayer de raconter ; en dehors des dépêches contenues dans le livre jaune, il n’en reste pas de traces dans la correspondance du ministère des affaires étrangères[2]. Elles se rattachent étroitement

  1. Papiers de Cercey. Lettre de l’empereur à M. Rouher.
  2. Les dépêches parues dans le livre jaune furent rédigées après coup, sur les lettres particulières et les télégrammes que M. de Moustier avait échangés avec nos missions à Berlin, La Haye, Pétersbourg, Londres, Vienne et Francfort. C’est ce qui était arrivé déjà en 1847, lors des mariages espagnols. Mis en demeure de produire des documens, M. Guizot livra aux chambres une correspondance appropriée aux circonstances. Tous les gouvernemens soumis aux exigences parlementaires évitent de traiter les affaires qui commandent une absolue discrétion par la voie de la correspondance officielle. En Angleterre deux dépêches portent souvent le même numéro, ce qui permet au gouvernement de soustraire au contrôle du parlement les rapports secrets. Aussi les historiens qui en sont réduits à raconter et à apprécier les événemens sur la foi des documens dont la publication est imposée aux ministres des affaires étrangères s’exposent-ils à de singulières méprises. « La diplomatie, a dit M. A. Sorel dans son exposé sur l’enseignement diplomatique, a tous les masques, tous les fards et tous les déguisemens : dépêches, rapports, lettres particulières, lettres confidentielles, agens publics, agens secrets, police et contre-police : qui n’est pas expert s’égare en ce dédale et le plus expert s’y embrouille souvent. »