Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de quelles pensées il était obsédé. Rien jamais n’avait fait prévoir ce désastre. À son enfance atteinte de lymphatisme avaient succédé une adolescence et une jeunesse exemptes de maladie ; il avait une force et une ampleur qui ne laissaient place à aucune préoccupation. Le mal avait été foudroyant. Au mois d’octobre 1843, il avait été à Pont-Audemer ; son frère Achille alla l’y chercher, ils partirent un soir ensemble dans un cabriolet que Gustave conduisait lui-même. La nuit était sombre ; aux environs de Bourg-Achard, au moment où un roulier, passait avec ses chevaux retentissans de grelots à gauche du cabriolet et que l’on apercevait au loin sur la droite la lumière d’une auberge isolée, Gustave fut abattu et tomba. Son frère le saigna sur place. D’autres attaques de nerfs survinrent ; il en eut quatre dans la quinzaine suivante. Le père Flaubert était désespéré, et comme il appartenait à l’école de Broussais, il ne voyait d’autres remèdes que la saignée, et augmentait ainsi une prédominance nerveuse qui n’était que trop redoutable. Un jour qu’il venait de saigner Gustave et que le sang n’apparaissait pas à la veine du bras, il lui fit verser de l’eau chaude sur la main ; dans l’effarement dont on était saisi, on ne s’aperçut pas que l’eau était presque bouillante, et on fit à ce malheureux une brûlure du second degré. « Excès de pléthore, trop de force, trop de vigueur, » disait le père Flaubert, et on prohibait au malade les liqueurs, le vin, le café, les viandes succulentes et le tabac. On le bourrait de valériane, d’indigo, de castoréum. Il avalait les drogues avec résignation, mangeait des viandes blanches, ne fumait plus, buvait de la tisane de feuille d’oranger, et disait avec un bon sourire : « C’est inférieur au vin de Sauterne. » Il avait pris dans la bibliothèque de son père tous les ouvrages qui traitaient des maladies nerveuses et les avait lus ; à la suite de cette lecture et dans une minute d’expansion, il m’avait dit : « Je suis perdu. »

Bien souvent, j’ai assisté, impuissant et consterné, à ces crises, qui étaient formidables. Toujours elles se produisaient de la même façon et étaient précédées des mêmes phénomènes. Tout à coup, sans motif appréciable, Gustave levait la tête et devenait très rouge ; il avait senti l’aura, ce souffle mystérieux qui passe sur la face comme le vol d’un esprit ; son regard était plein d’angoisse et il haussait les épaules avec un geste de découragement navrant ; il disait : « J’ai une flamme dans l’œil gauche ;, » puis quelques secondes après : « J’ai aussi une flamme dans l’œil droit ; tout me semble de couleur d’or. » Cet état se prolongeait quelquefois pendant plusieurs minutes. À ce moment, cela était visible, il comptait encore en être quitte pour une alerte ; puis son visage pâlissait et prenait une expression désespérée ; rapidement il marchait, il courait vers son lit, s’y étendait, morne, sinistre, comme il se serait