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par une échelle qu’on retirait après soi ; ce n’est pas le dernier mot de l’art. L’habitation se composait de deux pièces, à savoir d’une tente, recouverte d’une toile goudronnée, et d’une grotte qui servait de retraite et de magasin. Quand le temps était beau, il aimait à demeurer sous sa tente ; quand l’orage grondait, il se réfugiait volontiers dans sa grotte. Il était, comme on voit, pour le système des deux chambres. Cependant il aspirait à quelque chose de mieux, nous avons tous le goût du changement. Il avait découvert dans son île un fertile et riant vallon, où il aurait eu toutes ses aises, et il rêvait d’y transporter sa demeure. Mais quand il considérait l’ordre qui régnait autour de lui et comme il était sûrement logé, quand il pensait au temps et aux peines que demanderait un nouvel établissement, aux incertitudes de l’avenir, aux accidens possibles et aux sauvages, il en concluait qu’il ferait mieux de ne pas changer de gîte. Il finit par se tranquilliser, par s’accommoder de son rocher, de sa tente et de sa grotte. Il jugeait que le mieux est quelquefois l’ennemi du bien, que quand on n’a pas ce qu’on aime, il faut tâcher d’aimer ce qu’on a, qu’il est bon de savoir résister à ses impatiences, qu’au surplus les maisons les plus commodes ne sont pas toujours les plus sûres et que le sage sacrifie son plaisir à sa sûreté. Décidément Robinson avait beaucoup de bon sens ; c’est peut-être aujourd’hui ce qui nous manque le plus.

La littérature électorale nous révolte souvent par ses déraisons, trop souvent aussi elle joint l’odieux à l’absurde. Quand on est candidat à la députation, il faut avoir une humeur presque angélique pour combattre les opinions de ses adversaires ou de ses compétiteurs sans éprouver le besoin d’incriminer leurs intentions, de noircir leur caractère, de les dénoncer au crédule électeur comme des gens sans foi et sans honneur dont le cas est pendable. Pendant quelques jours les murs de Paris ont été couverts d’affiches dont la plupart disaient ceci : « Quiconque ne pense pas comme moi est un fripon ou un scélérat. » — Vous souvient-il de la colère rouge qui s’empara de Robinson, lorsque du haut d’une colline il assista pour la première fois à un festin de cannibales ? L’horreur de ce spectacle le rendit presque fou ; ces sauvages lui faisaient l’effet de démons, il jura qu’il en tuerait vingt ou trente pour leur faire expier leur abominable forfait. Toutefois il se prit à réfléchir, car il réfléchissait beaucoup. Il se demanda ce qui l’autorisait à se constituer juge et bourreau de ces ignorans et de ces simples qui ne pensaient pas commettre un crime en s’engraissant de chair humaine. Il se dit qu’après tout leur cerveau n’était pas fait comme le nôtre, qu’ils n’éprouvaient pas plus de remords en dévorant un prisonnier de guerre que Robinson en égorgeant un chevreau pour le faire cuire, et sa colère tomba. — Nos mœurs politiques auront beaucoup gagné quand un radical aura pour un conservateur autant d’indulgence qu’en avait Robinson pour un cannibale. — Puissent