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Hélas ! il se trouva qu’il était impossible de le remuer et qu’il vous faudrait douze ans au moins pour le conduire à la mer, et la mer ne s’étant pas dérangée pour venir le chercher, vous en fûtes réduit à le laisser sur place « comme un monument de votre folie. » Pour vous consoler de votre déconvenue, vous vous êtes construit une modeste petite pirogue qui ne pouvait servir qu’à faire le tour de votre île, en rangeant prudemment la côte. Ô Robinson, que nous serions heureux si tous ceux qui nous promettent des vaisseaux à trois ponts nous gratifiaient seulement d’une petite pirogue !

Les gens qui réduisent la politique à l’art de tout supprimer ne sauraient mieux faire que de relire Robinson ; ils y trouveront matière à de sages réflexions, si tant est qu’ils soient capables de réfléchir. Leur prétention avouée est de bouleverser, de renouveler la France de fond en comble, de détruire à jamais toutes les institutions qu’elle a pu hériter de la monarchie, de faire table rase de tout ce qui existe. En matière d’éducation comme de gouvernement, ils professent un superbe mépris pour les vieilles méthodes, pour les vieux procédés, pour toute idée qui a cinquante ans de date. Ils rêvent d’abolir les traditions, d’anéantir l’histoire. Des cerveaux tout neufs, des esprits sans souvenirs et sans passé, c’est avec cela qu’on fait de bons républicains et de vraies républiques. Si Robinson avait eu l’humeur et le caractère de ces intrépides novateurs, s’il avait connu cette béate infatuation de soi-même, qui souvent leur tient lieu de génie, il se serait dit en prenant possession de son île : « Voilà un pays qui m’appartient, j’en puis disposer à ma guise et m’y passer tous mes caprices. Je veux ne rien devoir qu’à la puissance créatrice de mon esprit, à mes propres ressources et à mes deux mains. Nos ancêtres étaient de pauvres hères, et leurs inventions laissent beaucoup à désirer. Oublions tout ce qu’ils m’ont appris, faisons du neuf, recommençons l’histoire en nous y prenant un peu mieux que nos devanciers. J’entends que dans l’île de Robinson tout porte la marque de Robinson, que rien n’y rappelle cette vieille civilisation que je méprise. »

Robinson n’était pas un fat, et l’affreux dénûment où il se trouvait l’épouvanta. Il n’avait sur lui qu’un couteau, une pipe, un peu de tabac dans une boîte. C’étaient là toutes ses provisions, et il ressentit un tel désespoir qu’il courait çà et là comme un fou. La nuit venue, il grimpa au sommet d’un arbre et il réussit à s’endormir. Quand il s’éveilla, il était grand jour, la tempête avait cessé, la mer était calme. Ce qui l’étonna et le ravit, ce fut d’apercevoir le navire, que la marée montante avait dégagé des sables et qui était encore sur sa quille, à un mille du rivage. Il tressaillit d’aise et de joie, et comme il ne méprisait pas la vieille civilisation, il résolut d’aller à bord et d’y prendre les choses qui lui étaient le plus nécessaires. Il ne fit pas un voyage, il en fit douze. Que peuvent le courage et la volonté sans l’outil ? C’est dans le