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ambassadeur de France auprès du saint-siège et ensuite premier ministre de Pie IX. Les Italiens l’ont assassiné, ce qui est naturel, car il ne leur avait fait que du bien et travaillait à leur indépendance. Il n’est jamais bon de tuer ses grands hommes ; leur sang, ainsi versé, n’est fécond que pour les désastres. Le meurtre de Rossi a pesé sur l’Italie et a reculé pendant longtemps l’accomplissement de ses destinées.

Flaubert obtint trois boules noires que ses examinateurs n’avaient pu lui refuser. Il était fort marri et disait : C’est une défaillance de mémoire. Nullement. Ce cerveau, plein des choses de l’art et de la poésie, n’avait pu, malgré ses efforts, s’assimiler des maximes abstraites dont la forme seule lui était .antipathique. Que de fois je l’avais vu repousser son code avec colère et dire : Je n’y comprends rien, c’est du charabia ! Il se rejetait alors sur les commentaires et trouvait que le charabia n’était pas moindre. De charabia en charabia il en était arrivé à ne pas comprendre. Malgré son dépit, il fit contre mauvaise fortune bon cœur, et nous allâmes dîner ensemble, car le soir il partait pour Rouen. Nos adieux furent tristes ; je ne sais quel mauvais pressentiment nous agitait ; sa déconvenue y était pour quelque chose, mais il y avait plus, et Flaubert, qui redoutait les railleries de son père, était découragé, lorsque nous nous quittâmes en nous disant au revoir. Nous devions nous revoir, en effet, mais de longtemps ailleurs qu’à Paris. Gustave venait de terminer sa vie d’étudiant ; il partait avec l’intention .d’être de retour vers le mois d’octobre, afin de se présenter de nouveau devant ses examinateurs, mais le destin le guettait ; il ne devait plus reparaître dans son petit appartement de la rue de l’Est et il allait être condamné à l’existence d’un reclus. Avant que sa vingt-deuxième année fût tombée du sablier éternel, un mal implacable l’avait saisi, l’avait en quelque sorte immobilisé et lui donnait ces étrangetés qui parfois ont surpris ceux dont il n’était que superficiellement connu. Je ne m’attendais guère à ce malheur, lorsque je lui dis adieu, au mois d’août 1843, dans la gare du chemin de fer[1], car jamais santé plus vigoureuse, force plus énergique n’.avait revêtu une forme aussi imposante.

Flaubert était parti, Louis de Cormenin était au château de Lamotte, mes autres amis prenaient leurs vacances en province, j’étais seul et ne m’en plaignais pas. Je vivais en Asie-Mineure, dans les îles de l’Archipel, on Italie, car j’étais résolu à suivre les conseils d’Amédée Jaubert et à partir pour l’Orient au printemps prochain. J’avais compté que Louis serait du voyage, mais j’avais compté sans son père, qui fut inflexible. J’eus beau n’épargner ni

  1. L’inauguration du chemin de fer de Paris à Rouen avait eu lieu le 9 mai 1843.