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tous les dérivés convoi, envoyer, fourvoyer, dévoyer,.. etc., se transforme en way lorsqu’il a traversé la Manche et en weg lorsqu’il a franchi le Rhin. Comme on le voit par ces exemples, que je réduis, le travail eût été excessif et eût exigé la connaissance de toutes les langues européennes ; cela ne nous arrêtait guère, n’avions-nous pas dix ans devant nous, et dix ans, n’est-ce point l’éternité ? Depuis, nous en avons rabattu et nous avons reconnu qu’il faut un long temps pour apprendre quelque chose et produire bien peu. Néanmoins ces grandes ambitions intellectuelles de la jeunesse, qui embrassent tout et ne reculent devant rien parce qu’elles n’aperçoivent aucun obstacle, ne sont pas superflues ; elles rendent modeste plus tard lorsqu’on se les rappelle ; il faut peut-être aussi avoir rêvé de faire des chefs-d’œuvre pour écrire un ou deux volumes qui ne soient pas absolument mauvais. À l’époque où Flaubert et moi nous disposions si arbitrairement de la vie, nous voulions devenir des encyclopédistes, tout savoir, et cela nous paraissait facile. Cette visée extraordinaire en elle-même et par plus d’un point ridicule, eut cela de bon qu’elle nous jeta à travers les études les plus diverses et qu’elle nous força à toucher à bien des choses. Il faut croire que nous étions nés insatiables : Gustave Flaubert l’a été jusqu’à la fin, et je sens que je le suis encore.

Du jour où Flaubert s’était confié à moi et m’avait lu Novembre, nous ne nous quittâmes plus ; ou chez lui, ou chez moi, nous étions toujours ensemble. Alfred Le Poitevin, onduleux comme une femme, disant des énormités d’une voix paisible, nous apportait la finesse de son esprit prompt aux arguties de la scolastique ; Louis de Cormenin nous donnait l’éclat de ses bons mots, la sûreté de son intelligence et les ressources de son incomparable mémoire ; parfois Rolland de Villarceaux se mêlait à nous et nous étonnait par la délicatesse de sa causerie, qui avait la subtilité d’un parfum léger. Heures charmantes, à jamais envolées et dont aujourd’hui je suis seul à me souvenir ! Les fantômes que j’évoque revivent pour moi ; je les revois tels que je les ai connus, tels que je les ai aimés, j’entends encore le joyeux rire de leur jeunesse, et je me demande pourquoi la mort s’est tant hâtée de les appeler avant que la plupart d’entre eux aient eu le temps de laisser, comme Flaubert, l’œuvre où le nom reste inscrit pour toujours. Il y a dans la destinée certaines brutalités qui révoltent la conscience comme un crime, et que l’on ne peut pardonner.

Flaubert était romantique, ai-je besoin de le dire ? Il prétendait qu’il avait un battement de cœur quand sur la couverture d’un volume, il apercevait le g du nom de Victor Hugo ; cela ne l’empêcha cependant pas d’admirer la Lucrèce de Ponsard, qui venait d’être applaudie à l’Odéon. Son admiration, je me hâte de le dire,