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morale. Une analyse psychologique faite par un homme de vingt et un ans a bien des motifs pour n’être que l’analyse des sentimens de l’auteur. — Un homme très jeune encore a tout épuisé par la rêverie, par la contemplation intérieure, par la réflexion ; il n’a pas aimé, il n’a pas travaillé, il n’a pas vécu ; mais par le seul labeur de sa pensée, il est dégoûté de l’amour, il est dédaigneux du travail, il est découragé de l’existence ; tout s’est fané en lui, rien ne peut plus reverdir. Le cerveau conçoit encore des idées, mais les sentimens ont été détruits par un esprit trop porté à l’analyse ; s’ils ne sont pas détruits, ils sont du moins désagrégés et rien ne les émeut. Il n’en est pas de même des sensations, qui sont restées impérieuses, car le corps est plein de vigueur, de sorte que cette âme cadavre est enfermée dans une matière inassouvie. Le hasard met ce malheureux en relations avec une jeune femme, — une fille, ou peu s’en faut, — qui est diamétralement le contraire. La débauche a tué ses sens en laissant les sentimens intacts ; le corps est toujours beau, le cœur est toujours ouvert à l’amour, la chair est fermée aux sensations. On voit ce que peut produire la conjonction de cette anesthésie sentimentale et de cette anesthésie physique. Les deux êtres, stérilisés dans leurs désirs, voudraient changer de rôle, n’y réussissent pas et se désespèrent. Des phrases reviennent à ma mémoire et me parlent un langage qui me rejette à quarante ans en arrière : « Dis-moi, enfant ! à quoi pensait ta mère lorsqu’elle t’a conçu ? Rêvait-elle aux lions fauves qui marchent dans le désert ? rêvait-elle aux palmiers qui baignent leurs tiges ondoyantes dans les grands fleuves d’Afrique ? » Le héros, fatigué de la civilisation, aspire vers les voyages : « Dans un canot allongé, un canot en bois de cèdre, sous une voile en bambous tressés, au son des flûtes et des tambourins, j’irai dans ce pays jaune que l’on appelle la Chine. » Il ne peut réaliser son rêve. Il meurt ou se tue. « Il ordonna qu’on l’ouvrît dans la crainte d’être enterré vif, mais il défendit qu’on l’embaumât. » C’est la dernière phrase. Le livre est écrit d’un style qui ferait sourire aujourd’hui, mais qui me parut admirable. Je n’eus aucun effort à faire pour témoigner mon enthousiasme, j’étais sous le charme et subjugué. Enfin un grand écrivain nous est né, et j’en recevais la bonne nouvelle ! Mon émotion était sincère, et Gustave ne s’y méprit pas. Lorsqu’il eut terminé sa lecture, il me dit : « À quoi trouves-tu que cela ressemble ? » Avec hésitation je répondis : « Ça rappelle un peu la manière de Théophile Gautier. » Brusquement, il répliqua : « Tu te trompes, ça ne ressemble à rien. »

Flaubert avait raison, je m’étais trompé ; mais il se trompait lui-même ; son livre n’était pas une imitation, mais il avait été fait sous une double influence qu’il fut facile de déterminer à une seconde