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— Il m’a semblé que vous aviez beaucoup de talent, que vous en faisiez mauvais usage, et que vous pouviez aspirer plus haut.

— Mon Dieu ! comprenez donc que ces petits poèmes reproduisent les diverses phases de la vie intérieure d’un jeune homme : il ne faut rien dissimuler, ni les vicissitudes de l’âme, ni le débordement des passions, ni les dégoûts qui s’ensuivent : ennui de ce monde-ci, doutes sur l’existence de celui qui doit suivre. Considérez l’ensemble avant de condamner tel ou tel passage.

Miss Brabazon réfléchissait en silence :

— Si je vous dis toute ma pensée, vous ne m’en voudrez pas? reprit-elle enfin avec lenteur.

— Non, je vous le jure.

— Eh bien! je ne sens pas dans vos vers palpiter la passion vraie. On croirait plutôt à une habile imitation; je constate l’habileté, mais je reste froide. Quant aux doutes, c’est la mode d’en ressentir et d’en parler aujourd’hui quand on est très jeune. Pour ma part, j’aime la foi qui depuis des siècles console tant d’esprits troublés, apaise tant de souffrances réelles.

Elle indiqua du geste un triptyque byzantin accroché au mur :

— J’aime les vies simples et grandes qui ont produit des œuvres comme celle-ci, et je trouve misérables auprès d’elles les efforts de nos talens modernes pour agiter et souvent empoisonner les âmes sans jamais leur apporter la lumière ni la paix.

Un nuage rose était monté à ses joues pâles comme si elle eût été honteuse de se prononcer aussi ouvertement devant un étranger, mais sa hardiesse, tout en blessant Wilfred, excita en lui un sentiment d’admiration plus vif que jamais. Elle parlait sans assurance excessive et sans emportement; son regard plein de flammes était celui d’un ange réprobateur.

— Sylvia, il est temps de nous retirer, dit en se rapprochant Mme Brabazon.

Sur Mme Brabazon il n’y avait aucune remarque à faire, sauf qu’elle conservait les traces d’une rare beauté, rehaussée par cette grâce sérieuse qui est particulière aux Italiennes et par la seule toilette noire qu’il y eût dans cette réunion de femmes. Elle s’exprimait en anglais d’une façon incorrecte avec des inflexions presque enfantines. Lord Athelstone la trouva néanmoins aussi éloquente que possible lorsqu’elle reprit en s’adressant à lui :

— Je suis toujours chez moi dans la soirée et serai charmée de vous recevoir.

Ainsi se termina la première entrevue de Wilfred Athelstone et de Sylvia Brabazon.