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partout en Asie-Mineure et en Syrie. La tournure de ces Tcherkesses est plus pittoresque que rassurante. Avec leurs bonnets de feutre, leurs longues houppelandes, leurs poitrines couvertes de cartouches, leur air sombre et sauvage, ils ressemblent à de véritables brigands. Ils le sont, en effet, et les populations paisibles parmi lesquelles ils vivent les regardent avec raison comme un fléau des plus dangereux. Par bonheur, le climat de Syrie les décime rapidement ; il est fort probable qu’ils disparaîtront peu à peu des contrées où on les a transplantés, mais où ils ne peuvent pas vivre. En attendant, outre l’industrie du vol et du pillage, ils pratiquent l’élevage des chevaux. J’ai vu sur le plateau du Souk-el-Khan d’immenses troupeaux de cavales lancées au triple galop, la crinière et la queue au vent, bondissant avec une rapidité vertigineuse à travers les rochers, les crevasses, les accidens de terrains de toutes sortes. On se serait cru transporté dans les grandes plaines de l’Amérique, au milieu d’animaux sauvages, indomptés, superbes. Mais les Tcherkesses ramenaient en Asie et en Orient. Je disais tout à l’heure qu’ils ne ressemblaient guère aux pèlerins russes; c’est pourtant le fanatisme religieux qui les a poussés, eux aussi, en Palestine. Ils n’ont pu supporter de vivre sous le joug infidèle de la Russie; ils ont tout quitté, patrie, souvenirs, espérances, pour chercher au loin une terre où l’islam dominât encore. Montés sur des chevaux fougueux que j’apercevais dans la plaine, poussant devant eux leurs troupeaux et leurs familles, ils sont allés tout droit, à l’aventure, où la fatalité les a conduits. Par une amère ironie, elle en a conduit un grand nombre sur la plus chrétienne des contrées. Ils y meurent avec une rapidité foudroyante, mais ils y restent plutôt que de retomber sous une domination qui blesse leurs croyances. Dans toutes les religions, la foi produit donc le même mépris des souffrances, la même indifférence pour la vie, le même dégoût de tout ce qui n’est pas l’espérance souveraine qu’elle entretient dans les cœurs !


GABRIEL CHARMES.