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s’allument à la fois dans la ville, et les quinze mille Turcs de Kara-Ali se ruent au carnage. Dans les rues, on sabre les fuyards affolés ; dans les maisons, on égorge les femmes, les vieillards, les enfans. Les ordres du capitan-pacha étaient bien d’épargner pour la vente les femmes au-dessous de quarante ans et les enfans de deux à douze ans. Enivrés par le sang, excités par les derviches et les mollahs qui hurlaient : « Tuez ! tuez ! c’est Allah, le Prophète et le sultan qui l’ordonnent ! » les Turcs, le premier jour du massacre, n’épargnèrent personne. A la nuit, ils n’étaient pas las de tuer. Les flammes de l’incendie éclairèrent des scènes atroces. Des femmes traînées par les cheveux étaient violées sur les cadavres de leur père ou de leur mari avant d’être éventrées ; des derviches tournaient leur ronde furieuse autour des amas de cadavres et de mourans ; des soldats dressaient des pyramides de têtes sur lesquelles ils plantaient des étendards ; d’autres formaient industrieusement avec des centaines d’oreilles des guirlandes destinées à orner la poupe des vaisseaux. Le lendemain, les chefs turcs modérèrent le carnage pour procéder avec méthode aux exécutions en masse et pour varier les supplices. On noya les vieillards, les vieilles femmes et les enfans nouveau-nés. Les plus riches entre les Chiotes furent mis à la torture afin de leur faire avouer où ils avaient caché leurs trésors. Les uns expirèrent sous le fouet, dans l’huile bouillante ; d’autres, le corps horriblement mutilé et couvert des stigmates des tenailles rougies au feu et des griffes de fer, étaient traînés jusqu’à la grève, où on les égorgeait. Le capitan-pacha, Kara-Ali, qui tenait à jouir du spectacle, avait ordonné qu’on amenât des captifs sur le pont de sa frégate. Ils arrivaient par centaines, et l’amiral les faisait sous ses yeux pendre, décapiter ou empaler, selon ses caprices de bourreau.

Les massacres et les exécutions s’arrêtèrent soudain au bout de cinq jours. Ce n’étaient ni la lassitude des égorgeurs, ni un tardif sentiment de pitié qui dictaient la fin du carnage. Les Turcs n’avaient encore tué que neuf mille Grecs, et sur les registres de douane de Chio, les esclaves ayant acquitté le droit de sortie à tant par tête pour être vendus sur les marchés d’Asie ne s’élevaient encore qu’à douze mille. Il fallait de nouvelles victimes. Mais la ville était vide, les villages abandonnés. Presque tous les Chiotes s’étaient réfugiés dans les montagnes et au bord de la mer, et des bâtimens grecs arrivaient sur tous les points de l’île pour embarquer les fugitifs. C’est alors que Kara-Ali et Vehib-Pacha suspendirent le massacre et firent annoncer qu’une amnistie générale était proclamée, à la condition que les Grecs rentreraient dans leurs foyers et donneraient de nouveaux otages. L’archevêque Platon, les démogérontes et autres notables qui étaient détenus dans la