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tous ces rôles, qui ont été parfois assez difficiles, M. Gambetta a incontestablement déployé des facultés de diverse nature qui ont fait par degrés de lui un chef parlementaire autorisé, un président de la chambre, et plus qu’un président de la chambre, une sorte d’arbitre prépotent et irresponsable des affaires de la république. Tout cela est vrai, personne ne dispute à ce brillant athlète la supériorité du talent sur tout ce qui l’entoure. Malheureusement l’énigme ne reste pas moins entière, car si M. Gambetta a réussi à devenir un des premiers personnages publics, s’il est loin d’être un homme ordinaire, il manque visiblement de ce qui fait la vraie puissance. Malgré d’assez sensibles progrès depuis quelques années, il n’est pas arrivé à mûrir complètement, et cette fortune, à vrai dire, ne s’explique ni par ce qu’on a appelé jusqu’ici la véritable éloquence ni par les qualités d’un véritable homme d’état.

Eh ! non, quoi qu’on en dise, en dépit des enthousiasmes faciles, M. Gambetta n’est point un orateur de la vraie race, ou du moins il n’a que certains dons de l’orateur : nous n’en voulons pour preuve que cette série de discours, cette carrière publique de douze années qui va du premier plaidoyer du palais de justice à la dernière harangue de Tours. M. Gambetta a sans doute de la force, une certaine chaleur de tempérament, de l’animation ; il est fait pour parler dans les grandes réunions, surtout dans les réunions peu choisies, et il a parfois l’art de trouver des mots frappans qui font illusion, qui semblent résumer une situation. En réalité, il n’a ni mesure ni précision, et cette éloquence aux allures impétueuses est presque toujours de la déclamation. Avec un esprit pénétrant et vif, l’orateur républicain manque évidemment de connaissances générales, de ces lumières supérieures qu’un politique sait trouver dans l’étude de l’histoire. Il parle en homme d’action, pour la circonstance, dans un intérêt de parti ; il reste un improvisateur retentissant et superficiel, même quand il s’est préparé pour quelque grande exhibition oratoire, et parmi tous les discours qu’il a semés sur son passage dans les assemblées ou dans les réunions, il n’en est vraiment pas un seul traitant sérieusement une question sérieuse de politique, de diplomatie ou d’économie publique. La flatterie se permet tout. Que n’a-t-on pas dit ? On a presque fait de M. Gambetta un Mirabeau, et pour un certain nombre de ses amis, qui ne brillent pas par le sens critique, il est pour le moins de cette famille des grands orateurs du siècle, des Berryer et des Thiers, des Guizot et des Lamartine. C’est une exagération assez étrange. M. Gambetta, à part toute opinion, est encore loin pour l’éloquence de ces puissans héros de la parole qui l’ont précédé dans la carrière, des agitations publiques. C’est, dira-t-on, l’orateur des temps nouveaux, de la démocratie ; soit ! ce qui est certain, c’est que cet orateur de la démocratie et des temps nouveaux commence par prendre de singulières libertés avec la langue française, qu’il