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c’était encourir la mort ou les galères. Pour dédommager les paysans chiotes de leur servage, la Porte leur avait concédé divers privilèges. Ils étaient exemptés de tout impôt et de toute corvée, et ils jouissaient, honneur insigne refusé aux autres raïas, du droit de sonner les cloches et de porter le turban !

Les guerres, les révolutions, le ballottement de servitude en servitude, l’oppression des Génois, la domination ottomane, n’arrêtèrent pas l’essor du commerce et de l’industrie de Chio. Dans les premières années du XIXe siècle, les Chiotes, qui étaient allés toujours s’enrichissant, atteignaient au dernier degré de la prospérité. Le vin, l’eau-de-vie de mastic, les oranges, les citrons, le miel, les amandes, les confitures de kitro, les soies et les cotons bruts, les velours, les damas, les passementeries, les cuirs ouvragés, les étoffes brochées d’or donnaient aux Chiotes les plus beaux revenus, que triplaient les bénéfices de leur commerce, qui rayonnait sur tout le littoral méditerranéen. Les Chiotes avaient des comptoirs à Constantinople, à Smyrne, à Alexandrie, à Marseille, à Venise, à Gênes ; ils en avaient aussi à Amsterdam, à Londres, à Odessa. Ce furent les Chiotes qui inaugurèrent le commerce des blés de la Mer-Noire. Ils avaient obtenu de la Porte, au nombre de leurs privilèges, l’exemption des droits de péage imposés aux navires qui passaient les Dardanelles. Dans la conflagration générale où la révolution française et l’empire entraînèrent l’Europe, la Turquie resta longtemps neutre. Cette neutralité ne fut pas d’un grand profit aux Turcs, mais elle fut une source de richesse pour le commerce grec. les Grecs naviguant sous pavillon ottoman accaparèrent toute l’importation et toute l’exportation de la Méditerranée. L’argent que l’agriculture, l’industrie, le commerce, la banque, faisaient affluer à Chio ne servit pas seulement à accroître le bien-être et le luxe des insulaires, il profita à l’embellissement de l’île, à l’humanité, à la civilisation. Au moyen de donations, de souscriptions, de taxations volontaires, on éleva deux cents églises, on construisit un hôpital qui pouvait recevoir plusieurs centaines de malades, un hospice pour les vieillards, un lazaret. Chio eut une caisse d’épargne qui payait aux riches 6 pour 100, aux pauvres et aux orphelins 8 pour 100. L’école de Chio, où les cours étaient gratuits à tous les degrés, était renommée dans la Grèce entière par l’excellence de son enseignement. Sept cents élèves y venaient chaque année de Turquie, des îles, de Grèce, d’Asie-Mineure. Les Chiotes fondèrent aussi une bibliothèque qui possédait plus de quarante mille volumes en 1821, et ils furent les premiers en Orient à avoir une imprimerie.