Chio, dont la récolte devint un apanage de la sultane mère et à des bakchich intelligemment prodigués aux valis et aux membres du Divan, les Chiotes obtinrent peu à peu quantité de libertés et de privilèges. Ils réussirent à constituer un gouvernement municipal auquel les Turcs n’eurent aucune part. Un conseil de trente membres nommait trois démogérontes, qui concentraient en leurs mains tous les pouvoirs publics. Les démogérontes étaient les seuls intermédiaires entre l’autorité turque, représentée par la vali, le cadi et le mufti, et la population grecque de l’île. Un Grec de Chio n’avait jamais directement affaire aux magistrats ottomans, sauf dans les procès au criminel. Les démogérontes étaient juges au civil et connaissaient de tous les différends entre les raïas. C’étaient aussi les démogérontes qui répartissaient et percevaient les impôts, et les payaient ensuite au gouvernement turc. Comme l’a très judicieusement remarqué M. Fustel de Coulanges, les impôts exigés par les Turcs ne sont point excessifs. Ils ne deviennent lourds que par la manière dont ils sont perçus. Les raïas sont ruinés, l’état ne s’enrichit pas ; tout le profit va aux intermédiaires. À Chio, il n’y avait pas d’autres intermédiaires que les démogérontes, qui répartissaient l’impôt avec justice et le percevaient avec probité. Un tel mode de perception fut une des causes de la prospérité des Chiotes et de leur sincère soumission à la domination ottomane.
Cette domination, il est vrai, se faisait sentir plus durement chez les habitans de la partie nord de l’île, où on cultivait le mastic. Les Chiotes de cette région vivaient sous un régime spécial. Ils étaient comme les serfs du Grand-Seigneur. Tournefort, dans son Voyage du Levant, donne de curieux détails sur les grandeurs et les servitudes de ces raïas. Un aga, qui louait chaque année à Constantinople la ferme du mastic, les gouvernait despotiquement. Sur les cinquante mille oques de mastic que produisaient annuellement les lentisques, vingt mille oques étaient réservées pour le sultan et consommées dans le sérail. Le reste, jusqu’à concurrence de deux mille cinq cents oques par chaque village, appartenait à l’aga. Si la récolte était abondante, l’aga se faisait livrer l’excédent au prix qu’il fixait lui-même ; si au contraire l’année était mauvaise, chaque village devait donner autant d’écus qu’il manquait d’oques de mastic. Les Chiotes ne pouvaient ni consommer ni vendre cette denrée. Ils ne pouvaient même ramasser une larme de gomme avant qu’un ordre de l’aga eût fixé le jour de l’ouverture de la récolte. Pendant qu’on préparait le mastic, les villages étaient fermés, les défilés et la côte gardés par des zaptiés. Nul individu étranger à la contrée ne pouvait y pénétrer. Conserver un peu de mastic chez soi, en faire passer à la ville ou à l’étranger,