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Lady Athelstone avait près de vingt ans de moins que son mari, mais ni l’un ni l’autre ne semblait s’apercevoir de cette disproportion d’âge ; elle n’était pour sa part ni très active ni très énergique, bien qu’on eût pu aisément confondre à première vue avec de l’énergie et de l’activité son désir incessant de se montrer irréprochable dans les moindres détails de la vie. Elle patronnait toutes les œuvres de bienfaisance ; elle lisait des livres sérieux avec l’espérance et la volonté de s’instruire ; pénétrée de l’importance et de la dignité de sa position sociale, elle y conformait jusqu’au choix de ses chapeaux. A quarante ans, c’était encore une jolie femme, de ce type dont l’extrême élégance trahit toujours un certain appauvrissement du sang. Les périls de la coquetterie lui étaient restés inconnus ; jamais son nom ne s’était trouvé associé à une médisance dans la bouche des distillateurs de scandale. Il n’y avait pas de femme plus soumise à son seigneur et maître, sauf pourtant sur un point, c’est-à-dire quand Wilfred était en jeu. A l’en croira, Wilfred n’eût jamais dû mettre le pied dans une école publique, cette pâte tendre ne pouvant que souffrir au contact de l’argile vulgaire, mais le père tint ferme ; quatre générations d’Athelstone avaient été à Eton ; le jeune drôle s’endurcirait comme les autres, il s’en tirerait tant bien que mal. Et il s’en tira fort bien en somme, surtout au point de vue littéraire. Le mérite de ses vers latins fut encore surpassé par celui de ses vers anglais ; du reste, les premières inspirations poétiques de Wilfred attirèrent sur lui presque autant de ridicule que d’admiration. Sa mère déclarait à qui voulait l’entendre qu’il serait un jour le Démosthène de la chambre haute. L’esprit d’opposition qui lui était naturel, en politique, le poussait à des audaces d’autant plus marquées qu’il ne résistait guère au désir d’étonner les gens et de les suffoquer un peu. La différence qui sépare les whigs des conservateurs étant de nos jours presque imperceptible, il afficha d’emblée des opinions républicaines et communistes ; aussi tous ses camarades, fils de grandes familles vouées à la défense des institutions patriciennes, riaient-ils de ses tirades emphatiques contre l’aristocratie et de ses aspirations romanesques vers la solitude, vers la pauvreté ; mais, en se moquant, ils se plaisaient néanmoins dans sa société, car c’était un bon garçon, quoique poète.


III.

Le soir du jour où il avait rencontré la petite Nellie, Wilfred dînait entre son père et sa mère dans la grande salle, qui n’avait en aucun temps un air de gaîté, mais qui paraissait d’autant plus triste quand on s’y tenait en petit comité. Le château venait de se