Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/850

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

croissant de lune qui, laissant aux objets les formes les plus étranges, permet à l’imagination de se livrer à tous ses caprices sans la ramener brusquement à la vue nette de la réalité. J’oublierai difficilement les dernières heures de la nuit que j’ai passée ainsi à Saint-Saba, perdu dans la solitude, entre un ciel muet et une terre obscure, roulant dans mon esprit l’éternel problème que les anachorètes chrétiens croyaient avoir résolu et que nous cherchons encore à résoudre à la place même où ils se réjouissaient d’en avoir trouvé la solution.

A cinq heures du matin, le jour commençait à poindre. Je remontai à cheval, je quittai le monastère de Saint-Saba, disant adieu aux souvenirs de la vie cénobitique qui m’avaient occupé toute la nuit. Pendant quelques momens encore, la vue des grottes dans le rocher, quelques débris de constructions qui rappelaient d’anciens ermitages me ramenaient à l’objet de mes réflexions nocturnes ; mais bientôt le pays changeait tout à fait d’aspect ; mes pensées prirent une autre direction. J’étais en plein désert, au milieu de montagnes sauvages sur lesquelles des gazelles fuyaient avec rapidité mon approche ; la route s’élevait sans cesse. Parvenu au sommet d’une chaîne qui dominait toutes les autres, un superbe spectacle se déroula sous mes yeux. C’était une série de plaines et de monticules qui, à la hauteur où j’étais, produisaient l’effet d’une carte en relief. On ne distinguait aucun arbre, aucune construction dans cet immense paysage : seulement, de loin en loin, au flanc de quelques collines, une légère fumée indiquant un campement bédouin. Il est impossible de distinguer à une certaine distance un campement bédouin : les tentes rasent de trop près la terre, leur couleur brune se confond trop avec la teinte du sol, pour que l’œil les discerne des objets qui les entourent et y voie autre chose qu’un simple accident naturel. La fumée seule, quand quelque feu y est allumé, révèle des habitations humaines. En descendant des hauteurs pour me rendre au milieu des plaines et des vallons, je côtoyais de très près plusieurs de ces campemens ; des Bédouins à mine sauvage, armés de grandes carabines, conduisaient leurs troupeaux aux pâturages ; d’affreuses Bédouines, d’une noirceur et d’une saleté repoussantes, écrasaient du blé sous des meules de pierre ; quelques chiens aboyaient aux passans. Parfois aussi, des chameaux dessinaient leurs étranges profils au sommet d’une colline. Rien n’est plus fantasque que le profil de chameaux se détachant sur le ciel d’Orient ; ce singulier animal est avec le palmier, dont la forme pittoresque n’étonne personne, ce qui donne aux paysages orientaux le plus grand cachet d’originalité. J’étais en plein pays bédouin. A peine sorti de la vie cénobitique, je me trouvais