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et l’on a le plaisir d’être précédé pendant deux jours par un Bédouin élégant, aimable, bon enfant, qui caracole devant vous, qui vous ramasse des fleurs et des pierres, qui vous fait un excellent café et qui vous donne des poignées de main avec la désinvolture et la grâce charmantes des Arabes du désert.

Je suis donc parti de Jérusalem précédé d’un Bédouin et accompagné de mon drogman, Francis Marroum, un Syrien chrétien qui a fait ses études au collège de Beyrouth. Aussi peut-il causer au besoin littérature et philosophie ; de plus, il porte d’admirables moustaches d’une dimension étonnante ; c’est sous tous rapports un excellent homme et un parfait drogman. On sort par la porte de Jaffa, on descend une vallée rocailleuse, puis on suit le torrent de Cédron, dont le lit desséché s’enfonce dans des vallons tortueux où l’on s’enfonce avec lui. À mesure qu’on s’éloigne, Jérusalem s’élève sur les hauteurs où elle est placée, de distance en distance, on se retourne pour l’apercevoir une dernière fois ; on distingue assez longtemps la mosquée d’Omar, puis la tour de David ; enfin tout s’efface, et l’on se perd dans des gorges profondes, au milieu de montagnes arides que ne recouvre aucune verdure. Après deux heures de marche, la vallée prend tout à coup un aspect nouveau : le Cédron, qui n’était jusque-là qu’un petit torrent, se creuse tout à coup un lit d’une profondeur effrayante et d’une grande largeur à travers d’immenses murailles de rochers, composées de grandes couches horizontales que coupent de distance en distance des grottes et des crevasses qui ont jadis servi d’asile à des anachorètes, formant un gigantesque monastère naturel rempli des cellules les plus pittoresques, pareilles à des nids d’aigles suspendus sur l’abîme. C’est dans un passage semblable que devait se réaliser l’idéal de la vie du désert telle qu’elle était comprise et pratiquée dans les première siècles du christianisme. Assurément ce n’était pas un idéal de solitude, puisque l’on vivait à côté les uns des autres, mais c’était un idéal d’existence mystique consacrée tout entière à la prière et à la contemplation. Impossible de penser à autre chose qu’à Dieu dans cette gorge terrible où rien ne saurait distraire le regard ! Saint Jérôme nous apprend cependant que les anachorètes de Palestine pensaient souvent à leurs voisines, car les femmes se condamnaient à la même règle et aux mêmes habitudes que les hommes, tant il est vrai que l’humanité est toujours la même, et que, s’il nous est facile de renoncer au monde, nous n’arrivons jamais à renoncer complètement à nos cœurs ! Il y aurait un livre charmant à écrire sur la vie cénobitique aux premiers siècles de l’église, et si l’on voulait récrire avec un sentiment juste de ce passé si lointain, c’est à Saint-Saba qu’il faudrait venir en retrouver l’impression. Au