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faut donc qu’il soit d’abord l’expression de la vie, ensuite d’une vie intelligente et consciente. Enfin le beau, loin d’exclure l’idée du désirable, s’identifie au fond avec cette idée. Beau et bon ne font qu’un, et cette unité, visible dans nos sentimens, se laisse pressentir dans les mouvemens ou dans les sensations. Le beau, au lieu de rester quelque chose d’extérieur à l’être et de semblable à une plante parasite, nous apparaît ainsi comme l’épanouissement de l’être même et la fleur de la vie.

Puisque, croyons-nous, rien ne sépare le beau et l’agréable qu’une simple différence de degré et d’étendue, voici ce qui tend à se produire et se produira toujours davantage dans l’évolution humaine. La jouissance, même physique, devenant de plus en plus délicate et se fondant avec des idées morales, deviendra de plus en plus esthétique ; on entrevoit donc, comme terme idéal du progrès, un jour où tout plaisir sera beau, où toute action agréable sera artistique. Nous ressemblerions alors à ces instrumens d’une si ample sonorité qu’on ne les peut toucher sans en tirer un son d’une valeur musicale : le plus léger choc nous ferait résonner jusque dans les profondeurs de notre vie morale. A l’origine de l’évolution esthétique, chez les êtres inférieurs, la sensation agréable reste grossière et toute sensuelle ; elle ne rencontre pas un milieu intellectuel et moral où elle puisse se propager et s’étendre ; dans l’animal, l’agréable et le beau ne se distinguent pas. Si l’homme introduit ensuite entre ces deux choses une distinction d’ailleurs plus ou moins artificielle, c’est qu’il existe encore en lui des émotions plutôt animales qu’humaines, trop simples, incapables d’acquérir cette infinie variété que nous sommes habitués d’attribuer au beau. D’autre part, les plaisirs intellectuels eux-mêmes ne nous semblent pas toujours mériter le nom d’esthétiques, parce qu’ils n’atteignent pas jusqu’au fond même de l’âme, dans la sphère des instincts sympathiques et sociaux ; ils ne produisent qu’une jouissance trop étroite. Mais nous pouvons, en nous inspirant de la doctrine même de l’évolution, prévoir une troisième et dernière période du progrès où tout plaisir contiendra, outre les élémens sensibles, des élémens intellectuels et moraux ; il sera donc non-seulement la satisfaction d’un organe déterminé, mais celle de l’individu moral tout entier ; bien plus, il sera le plaisir même de l’espèce représentée en cet individu. Alors se réalisera de nouveau l’identité primitive du beau et de l’agréable, mais ce sera l’agréable qui rentrera et disparaîtra pour ainsi dire dans le beau. L’art ne fera plus qu’un avec l’existence ; nous en viendrons, par l’agrandissement de la conscience, à saisir continuellement l’harmonie de la vie, et chacune de nos joies aura le caractère sacré de la beauté.


M. GUYAU.