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plaisir qu’éprouve l’oreille en retrouvant l’accord parfait après une longue série de dissonances ; mais cette simple sensation de fraîcheur était bien plus profonde, plus suave et en somme plus esthétique que l’accord passager de quelques notes chatouillant l’oreille : elle me faisait assister à une résurrection graduelle de toute l’harmonie intérieure ; je sentais en moi une sorte d’apaisement physique et moral infiniment doux. Peut-être aussi, dans la maladie, la délicatesse du système nerveux étant excessive, les moindres sensations nous ébranlent profondément et tendent ainsi à prendre une nuance esthétique qu’elles n’ont pas en temps ordinaire.

Le sens du tact, quoi qu’on en ait dit, est une occasion constante d’émotions esthétiques de toute sorte. Sous ce rapport il peut suppléer en grande partie l’œil. Si l’on poussait jusqu’au bout la doctrine de certains esthéticiens, on en arriverait à soutenir que les sculpteurs aveugles n’avaient pas le sentiment du beau en touchant de leurs mains les statues. Si la couleur manque au toucher, il nous fournit en revanche une notion que l’œil seul ne peut nous donner, et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux, du soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours, c’est sa douceur au toucher non moins que son brillant. Dans l’idée, que nous nous faisons de la beauté d’une femme, le velouté de sa peau entre comme élément essentiel. Les couleurs même empruntent parfois quelque attrait à des associations d’idées tirées du tact. A l’image d’un gazon bien vert est associée l’idée d’une certaine mollesse sous les pieds : le plaisir que nos membres, éprouveraient à s’y étendre augmente celui que l’œil ressent à le regarder. Au brillant des cheveux blonds ou noirs se lie toujours la sensation du soyeux que la main éprouverait en les caressant. Le bleu du ciel lui-même, si impalpable qu’il soit, acquiert parfois une apparence de velouté, qui augmente son charme en lui prêtant une douceur indéfinissable.

Chacun de nous probablement, avec un peu d’attention, se rappellera des jouissances du goût qui ont été de véritables jouissances esthétiques. Un jour d’été, après une course dans les Pyrénées poussée jusqu’au maximum de la fatigue, je rencontrai un berger et lui demandai du lait ; il alla chercher dans sa cabane, sous laquelle passait un ruisseau, un vase de lait plongé dans l’eau et maintenu à une température presque glacée : en buvant ce lait frais où toute la montagne avait mis son parfum et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j’éprouvai certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C’était comme une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l’être par l’oreille. — Dans le même ordre d’expériences je mentionnerai encore quelques gorgées de vin d’Espagne qui me furent données