Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/765

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représentera même plus volontiers l’un que l’autre. Un bûcheron attaquant un chêne et brandissant la cognée de ses muscles raidis peut éveiller presque le sentiment du sublime. Nous voici cependant bien loin du jeu, car tous ces hommes poursuivent une fui, déterminée ; le rythme qui règle leurs mouvemens et les assouplit ne s’explique lui-même que par la recherche du but et la tension de toutes leurs forces vers ce but unique. Par là le caractère esthétique du mouvement, loin d’être diminué, est agrandi, car il s’y ajoute deux élémens nouveaux. D’une part, l’intérêt est excité par la recherche d’un but : un mouvement dont nous connaissons la direction et dont nous pouvons constater la réussite ne nous intéresse-t-il pas toujours plus qu’un mouvement sans objet ? D’autre part, l’intelligence est satisfaite, car nous pouvons calculer la proportion entre la grandeur du but à atteindre et l’effort dépensé. Aussi l’effort ne nous choque-t-il plus : au contraire, il est une condition de l’intérêt que nous portons au travail. La tension des muscles, la fatigue poussée jusqu’à un certain point et même une certaine altération des traits, tout acquiert alors une valeur, esthétique : c’est en proportion et en harmonie avec la fin voulue. Au contraire, si un jeu coûtait autant d’efforts, nous en serions désagréablement surpris : il y aurait disproportion entre les moyens et la fin. C’est pour cela qu’un jongleur ne doit pas laisser voir la même fatigue qu’un athlète ; c’est pour cela qu’un poète ne doit pas laisser sentir la recherche de la rime, tandis qu’on prend un certain plaisir à suivre le travail de pensée d’un mathématicien ou d’un philosophe. En général, tout travail qui se justifie rationnellement renferme des élémens esthétiques, tandis qu’il déplaît à l’intelligence de voir l’inutile pris comme but par la volonté. Le jeu, l’exercice frivole de l’activité, loin d’être le principe du beau, a donc par lui-même quelque chose d’antiesthétique ; il a besoin d’excuse ; il faut qu’on y voie une expansion folle et passagère de l’activité, une sorte de détente nerveuse, utile elle-même à son heure.

— Mais, nous dira M. Spencer, si la beauté des mouvemens n’exclut pas toute idée de travail accompli, du moins la grâce proprement dite l’exclut ; . car elle se ramène à la facilité, et la facilité à la moindre dépense de force. — Nous répondrons que, pour juger si la force n’est pas dépensée en excès, il faut toujours supposer au mouvement un but quelconque par rapport auquel il se trouve coordonné. La coordination, l’organisation des mouvemens est ce qui leur donne un sens pour l’intelligence en ajoutant l’harmonie à la force déployée. Or, qu’est-ce que la coordination des mouvemens par rapport à un but, si ce n’est la définition même du travail ? La grâce consiste donc le plus souvent dans une sorte de travail conscient ou inconscient, accompli avec moins d’effort, plus