Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/762

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Loin d’exclure l’utile, c’est-à-dire au fond le rationnel, le beau y a sa première origine, et c’est une vérité que l’école de l’évolution ne contestera pas. Nous venons de donner comme exemple l’architecture. Selon M. Grant Allen lui-même, la vive couleur des fleurs, produit de la sélection naturelle, a été simplement pour elles un moyen d’attirer les insectes, distributeurs du pollen, comme on peint les étendards de vives nuances pour les faire voir de loin ; les fleurs les mieux colorées ont eu naturellement plus de chances de se propager et de survivre. Dans le plaisir même que les couleurs causent à nos propres yeux il peut entrer, selon M. Grant Allen, quelques élémens héréditaires : la couleur a toujours joué un rôle si important dans l’excitation du désir chez les animaux à l’époque des amours, qu’elle a dû par association en retirer pour tout être vivant un charme secret et indéfinissable. Le temps n’est plus où l’on pouvait croire avec Kant que la queue du paon ne sert à rien dans la nature et que sa beauté est inexplicable par des raisons d’utilité. De même, la musique n’est qu’un développement du langage expressif, et M. Spencer l’a fait mieux voir que tout autre dans un de ses meilleurs Essais ; or les cris de douleur ou d’appel furent à l’origine et sont encore pour les animaux des moyens de s’avertir, de se secourir, de se sauver les uns les autres dans le danger. La beauté pourrait bien être simplement une utilité dont nous ne nous rendons pas toujours compte. Cette théorie, vaguement esquissée par M. Spencer, est la plus conforme à la doctrine même de l’évolution ; mais alors pourquoi opposer aujourd’hui avec tant de soin le beau et l’utile, primitivement confondus ? Sans nous occuper du passé, bornons-nous à constater qu’actuellement, dans l’état où se trouve l’esprit humain, ce qui est utile nous paraît beau sous le même rapport. Qui dit utilité dit organisation des parties par rapport à une fin, conséquemment ordre, harmonie, beauté. — Nous objectera-t-on que l’utile implique quelque chose de désirable et que le désir, comme la crainte, exclut le beau ? — Rien de plus inexact, selon nous, que cette opposition établie par Kant et l’école anglaise, comme par Cousin et Jouffroy, entre le sentiment du beau et le désir : ce qui est beau est désirable sous le même rapport. La poésie des choses, suivant le mot d’Alfred de Musset, est faite tout entière de « crainte et de charme, » de trouble et de désir. Dira-t-on qu’aimer une femme, c’est cesser de la trouver belle ? ou plutôt l’admiration même n’est-elle pas un amour qui commence et n’a-t-elle pas dans l’amour son achèvement, sa plénitude ?

Pas plus que l’absence de désir et d’utilité, la fiction n’est une des conditions nécessaires du beau. Schiller et ses successeurs, en réduisant l’art à la fiction, prennent pour une qualité essentielle un des défauts de l’art humain, qui est de ne pouvoir donner la vie.