Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/750

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seulement des poursuites sévères qui furent exercées contre les druides ; et même M. Fustel de Coulanges a essayé d’établir que les textes des historiens anciens, qu’on cite avec tant de complaisance, sont en réalité moins formels et moins étendus qu’ils ne le paraissent[1]. Ils ont l’air d’abord d’être fort affirmatifs. Pline l’ancien, Suétone, disent en termes précis que Tibère abolit, supprima les druides : Druidas sustulit, abolevit. Mais il se trouve que ces expressions violentes perdent beaucoup de leur force quand on cesse de les isoler et qu’on les replace dans l’ensemble du récit. On voit alors que Suétone et Pline veulent dire simplement que Rome défendit certaines pratiques auxquelles les druides présidaient et que condamnait son humanité, par exemple qu’elle ne voulût pas tolérer ces scènes horribles où de pauvres captifs étaient brûlés en grande pompe dans des mannequins d’osier pour obtenir la faveur des dieux. S’il y eut des poursuites contre les druides, s’ils furent en certains endroits punis, dispersés, c’est qu’ils tentèrent sans doute de violer la loi, qu’ils voulurent accomplir en secret ces sacrifices sanglans qui leur donnaient tant de pouvoir sur le peuple. Il est inutile d’ajouter qu’ils perdirent aussi les privilèges politiques qu’ils avaient usurpés : c’était la suite naturelle de la conquête. Dans l’organisation nouvelle qui se fondait il n’y avait plus de place pour une grande corporation sacerdotale dominant tout le pays. Le culte, comme tout le reste, était devenu une affaire municipale. On ne pouvait plus admettre qu’en dehors de la cité il existât un pouvoir supérieur qui réglât les pratiques religieuses pour toute la nation. Autour de lui, l’unité gauloise pouvait se reformer un jour, et c’était un danger que les Romains ne voulaient pas courir. Les druides furent donc dépouillés de toute leur autorité politique, et en même temps leur influence religieuse s’affaiblit. C’était pour eux une épreuve redoutable que d’être mis en contact avec la civilisation romaine ; ils soutinrent mal la comparaison. Leurs écoles furent désertées pour celles des rhéteurs ; quand on connut les ouvrages des grands poètes de la Grèce, on n’eut plus de plaisir à apprendre par cœur les milliers de vers barbares dont ils chargeaient la mémoire de leurs élèves ; leur science incomplète et ce pythagorisme

  1. M. Fustel de Coulanges a soutenu cette opinion dans un excellent mémoire intitulé : Comment le druidisme a disparu, qui a été lu en 1879 à l’Académie des sciences morales. Il y a pourtant un de ses argumens qui me laisse quelques doutes. La preuve, dit-il, que Tibère n’a pas aboli les druides, c’est qu’ils subsistent après lui. La raison n’est pas concluante. Les Romains ont voulu plusieurs fois abolir chez eux les cultes étrangers ; ils n’y sont jamais parvenus. La persistance du culte d’Isis, de Sabazius, etc. ne prouve pas qu’ils n’aient pas été plusieurs fois persécutés et solennellement supprimés. C’est dans sa lutte contre les religions du dehors que l’autorité romaine a surtout été impuissante.