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la colonne trajane. Ce soldat est là tout à fait à sa place : nous arrivons au temps où les légions pénètrent dans la Gaule chevelue, et nous allons avoir sous les yeux les souvenirs de ces dix campagnes qui firent perdre à notre pays sa liberté.

Ces souvenirs devraient affliger notre patriotisme ; cependant nous les regardons aujourd’hui sans colère et même sans tristesse. Voltaire était d’assez mauvaise humeur quand il voyait que César, malgré les rudes leçons qu’il nous a données, est resté populaire chez nous ; il lui est arrivé de s’indigner contre nos savans de province, qui s’occupent de lui avec tant de complaisance. « Vous ne passez pas, dit-il, par une seule ville de France, ou d’Espagne, ou des bords du Rhin, ou du rivage d’Angleterre, où vous ne trouviez de bonnes gens qui se vantent d’avoir eu César chez eux. Chaque province dispute à sa voisine l’honneur d’être la première en date à qui César donna les étrivières. — C’est par ce chemin, — non c’est par cet autre, qu’il passa pour venir nous égorger, pour caresser nos femmes et nos filles, pour nous imposer des lois par interprètes et pour nous prendre le très peu d’argent que nous avions. Un antiquaire italien, en passant il y a quelques années par Vannes en Bretagne, fut fort émerveillé d’entendre les savans de Vannes s’enorgueillir du séjour de César dans leur ville. — Vous avez sans doute, leur dit-il, quelque monument de ce grand homme ? — Oui, répondit le plus notable, nous vous montrerons l’endroit où ce héros fit pendre tout le sénat de notre province. » Voltaire a raison sans doute de rappeler que César a très rudement traité nos pères. On a bien fait de s’en souvenir et d’élever une statue à Vercingétorix, qui osa lui tenir tête. Le patriotisme et l’honneur étaient dans le camp de ceux qui se réunirent à la voix du chef arverne pour chasser l’étranger et qui pensaient qu’il n’y a aucun bien qu’on puisse mettre au-dessus de l’indépendance de son pays. Il faut avouer pourtant que nous devons au proconsul romain des biens précieux aussi et qui nous ont faits ce que nous sommes. La Gaule, quand César y entra, se perdait dans de basses discordes. Dominée par une noblesse orgueilleuse et un clergé tout-puissant, elle restait fermée aux grandes civilisations qui l’entouraient. Incapable d’un effort commun, elle semblait destinée à devenir la proie d’un ennemi plus fort ou plus habile. Mais à qui allait échoir cette noble conquête ? Deux peuples se la disputaient : les Germains avaient déjà passé le Rhin, quand les Romains franchirent les Alpes. Les uns nous auraient donné la barbarie ; les autres nous apportaient la civilisation : il ne faut pas nous affliger que la civilisation ait vaincu. Quand je vois tout ce que nous devons à Rome, les liens qui nous attachent encore à elle, à travers les âges, quand je songe que cette langue que je parle est à peu près la sienne, que la littérature qui me charme et dont je suis nourri lui appartient à