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et pénétrant avec simplicité ; il a, ce comédien, avec le sens aigu de son art et la sapience d’un homme qui philosophe chez Molière, l’entrain, la bonne humeur, la bonhomie large et sincère d’un acteur forain. Mlle Jouassain lui donne la réplique avec une verdeur tout à fait plaisante ; M. Barré, tout rond et naïf, est bien le drapier le plus réjouissant du monde ; M. Coquelin cadet, le plus matois et le plus madré des bergers ; et M. Leloir réussirait à être tout à fait comique dans le rôle du juge, s’il y tâchait un peu moins. C’est dire que cette reprise est quasi de tout point excellente, et je ne mets à mon éloge cette restriction légère que pour donner un regret à la pauvre Marie Royer, chargée naguère du personnage de la Farce dans le prologue écrit par M. Fournier : Mlle Bianca, l’héritière du rôle, n’a pas l’air à la fois avenant et déluré que prêtait sa camarade à cette « Caquet Bon-Bec. » Ainsi l’interprétation, à tout prendre, est fort bonne, et l’opération confiée à notre confrère est faite décidément de main d’ouvrier. Supposez cependant que ce même Edouard Fournier ait réduit au langage moderne telle ou telle autre Farce prisée des lettrés, voire le Jeu de la Feuillie, tant estimé de M. Renan ; supposez que M. Got joue le personnage du Fol, M. Barré celui de maître Henri, et distribuez à l’avenant le reste des rôles : croyez-vous que, même ainsi rajeunie et même ainsi jouée, la pièce obtînt le moindre succès ? Oui peut-être devant une vingtaine d’érudits, non devant le public : elle ne ferait pas rire aujourd’hui plus que le Mystère de la Passion ne ferait pleurer. Ce seraient jeux de raffinés où le commun des mortels ne s’intéresserait point. Notre Farce au contraire a gardé son « efficace » même sur les illettrés, et pourquoi, sinon par la vertu dramatique qui réside en elle ?

Ce n’est pas seulement aux contemporains que Pathelin a plu, et ce n’est pas seulement le XVe siècle qu’il faut tenir en pitié, s’il est vrai, comme le dit M. Renan, après avoir examiné la valeur morale de l’ouvrage, qu’on ne puisse a s’empêcher de plaindre le temps où un avilissement de la nature humaine que rien ne compense a provoqué autre chose que le dégoût. » M. Renan qui, mieux que personne, reconnaît le prix littéraire et l’intérêt historique de Pathelin, s’en détourne avec tristesse comme d’un insigne document de cette a littérature bourgeoise qui suit la ruine d’un grand idéal aristocratique… Quand on passe, écrit-il[1], des nobles fictions créées par les belles épopées du moyen âge aux œuvres plates et roturières du XIVe et du XVe siècle, on sent tout d’abord une profonde déchéance… La grande imagination, l’héroïsme chevaleresque ont disparu. Il reste l’esprit gaulois, esprit plat, positif, sans élévation, fort avisé pour les choses de ce monde, moraliste à sa manière, mais à la condition qu’on entende par moralité l’art de réussir

  1. Essais de morale et de critique, Calmann Lévy, éditeur.