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nombre des fonctionnaires, dont le chiffre n’est déjà que trop élevé. »

Nous sommes ainsi faits que nous cherchons l’absolu où il n’a que faire et la géométrie où elle est nuisible. Nous avons aussi la manie de croire à la vertu magique des mots. Notre badauderie a cru l’avenir de la France africaine à jamais assuré parce qu’on lui donnait un gouverneur-général civil. Tout serait trop facile s’il suffisait d’un adjectif pour faire prospérer une colonie. — « Pourvu qu’un gouverneur-général de l’Algérie, écrivait l’autre jour un spirituel publiciste, M. Weiss, ait le don du gouvernement et celui du commandement, pourvu qu’il possède son Algérie sur le bout du doigt, pourvu qu’il conçoive et poursuive un plan fondé sur la théorie et sur l’expérience, pourvu qu’il ne donne point accès aux agioteurs et aux tripoteurs, pourvu qu’enfin il soit laborieux, clairvoyant, prévoyant, je ne me plaindrai pas qu’il soit civil, et je lui passerais avec une égale facilité d’être militaire… Donnez-moi un civil comme Haussez ou Dupleix, je vous tiens quitte des militaires ; donnez-moi un militaire comme La Bourdonnais ou Bugeaud, je ne réclamerai pas de civil. » — Qu’il porte ou non l’épaulette, ce qu’il faut demander surtout à un gouverneur-général de l’Algérie, c’est d’avoir ce souverain bon sens qui nous affranchit de l’esprit de secte et de tous les vices qui l’accompagnent, le jargon, les sots partis-pris, les fâcheux entêtemens, les béates infatuations, l’étroitesse des idées, l’habitude de regarder le monde à travers le trou d’une serrure ou d’une aiguille. Ce qu’il faut lui demander encore, c’est d’être un homme d’action et d’expédiens. Les Arabes racontent qu’un savant s’embarqua sur une nacelle pour traverser un large fleuve et qu’il dit au batelier qui le passait : « Sais-tu les mathématiques ? — Non. — Alors tu as perdu les trois quarts de ta vie. » À peine le savant avait-il prononcé ces mots qu’un coup de vent fit chavirer la barque. « Sais-tu nager ? demanda à son tour le batelier à ce grand mathématicien qui se débattait dans les flots. — Hélas ! non. — Eh bien ! tu as perdu ta vie tout entière. » Militaire ou civil, si le gouverneur-général de l’Algérie a le goût de compulser les dossiers, il faut lui en savoir gré, les dossiers sont fort instructifs ; mais l’essentiel est qu’il sache nager.

Le ciel nous garde des embûches de Bou-Amema ! Mais qu’il nous garde surtout de l’esprit de secte et de l’abus des formules ! Goethe disait qu’un homme n’est vraiment digne de ce nom que lorsqu’il a fait un enfant, bâti une maison et planté un arbre. On plante des arbres en France et on y bâtit beaucoup de maisons ; le malheur est qu’on n’y fait pas assez d’enfans. Un malheur plus grand encore est qu’il y a parmi nous trop de gens disposés à croire que, pour être un homme vraiment digne de ce nom, il suffit d’avoir inventé une formule.

G. Valbert.