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était réfractaire aux nouveautés. Ils joignaient aux grâces et à la ruse le goût des aventures et des coups de main, enfans par l’imagination et par la ténacité dans l’espérance, hommes par la fierté du courage et l’énergie du vouloir, ne respectant que la force, habiles à tromper leur maître, à tirer parti de ses distractions, à exploiter ses défaillances. — L’Arabe, dit le proverbe, est comme la fougère ou l’alfa : Prends-la doucement, elle te coupe ; serre-la fort, elle te cède. — Ce qui ajoutait aux difficultés, c’était la religion de l’islam et l’orgueil farouche du croissant. Dans l’Inde anglaise, 30 millions de musulmans causent au gouvernement plus d’inquiétude que 120 millions d’Indous ; de tous les prophètes, Mahomet est le plus résistant et le plus superbe. Un bon mahométan peut consentir à ne pas haïr le chrétien qui le gouverne, il le méprisera toujours, et le mépris est le souverain obstacle au progrès. Un de nos amis, qui a fait récemment le tour du monde nous racontait un entretien qu’il eut avec un Turc émigré, lequel se piquait d’être philosophe et de rendre justice à toutes les religions. — « Vous autres chrétiens, disait-il, vous êtes des gens d’esprit ; vous avez inventé les vaisseaux cuirassés, le télégraphe, les chemins de fer ; c’est un avantage que vous avez sur nous. — Et quels sont les vôtres ? lui demanda notre ami. — Ah ! que voulez-vous ! répondit le Turc en se redressant, nous sommes de plus grands seigneurs. » Il faut que le gouverneur-général civil de l’Algérie en prenne son parti, Bou-Amema se regardera toujours comme un plus grand seigneur que lui.

Dans les colonies où les indigènes sont maniables et progressifs, le gouvernement est plus facile, plus commode ; mais la tranquillité dont on y jouit est quelquefois précaire ou trompeuse. Sir Richard Temple, qui a été gouverneur de Bombay, lieutenant-gouverneur du Bengale, ministre des finances de l’Inde, vient de publier sur le pays où il a passé près de trente années un livre nourri de faits et de renseignemens. Il y rend justice à ces populations qu’il a si longtemps pratiquées, il vante leur intelligence, la douceur de leur caractère, l’aménité de leurs mœurs, leurs vertus domestiques ; il déclare qu’il a rapporté de l’Inde des souvenirs qui lui sont chers et des amitiés qui dureront autant que sa vie. Mais il convient que l’éducation donnée par l’Angleterre aux Indous avec tant de libéralité excite singulièrement leurs esprits, et que cette excitation pourrait devenir dangereuse ; c’est un levain très actif déposé dans une pâte qui ne demande qu’à fermenter, an active process of mental fermentation is setting in. Ces maîtres ès-arts, ces docteurs en droit, qui savent le fin du fin de la politique ou qui traduisent Shakspeare en indoustani, sont des Européens par la façon de raisonner, par le tour d’esprit ; ils n’en restent pas moins Indous. Beaucoup d’entre eux ont renié Vishnou et Siva, mais ils n’ont eu garde de se faire chrétiens. Sous le nom de Brahmos ou d’Adhibrahmos, ils sont devenus de purs théistes ; ils se contentent de croire à l’être suprême