Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/682

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représentée et comme la symphonie ne s’y montre que discrètement, elle n’a même pas eu pour elle cette consolation telle quelle dont la salle de concert favorise certaines œuvres dramatiques éconduites de la scène. Par une bizarre coïncidence, assez fréquente d’ailleurs dans ce monde du théâtre où les idées sont volontiers simultanées, en même temps que M. Hignard travaillait d’arrache-pied à son Hamlet, M. Ambroise Thomas tranquillement, bourgeoisement, minutait le sien. Le cas identique s’est présenté à propos du Roméo et Juliette de M. Gounod et des Amans de Vérone de M. d’Ivry, se faisant eux aussi vis-à-vis. A la vérité, cette fois-là, les conditions des deux parties étaient moins inégales. C’est un rude jouteur que M. Richard d’Ivry, les hautes concurrences ne l’effraient point, il marche à l’obstacle, y revient et finalement le surmonte ; mais cette indomptable force de volonté ne saurait être l’attribut de chacun, et puis on ne rencontre pas tous les jours sur son chemin un Capoul qui se mette ainsi de moitié dans votre jeu et bravement, d’un noble effort de son talent, vous aide à vaincre. M. Hignard a donc subi le sort des humbles et des résignés. Sa partition imprimée, il s’est contenté de la déposer chez l’éditeur, à l’adresse du rare public qui s’intéresse aux curiosités de ce genre : Quid miser egi, quid volui dices, ubi quis te læserit. » Ce que l’auteur a voulu, cette musique nous le dit dans les termes les plus honorables ; le fâcheux, c’est que bien peu de gens y sont allés voir ; une traduction d’Hamlet à ce point condensée, abstraite et rigoriste, y songeait-on ? Mais alors, lequel a raison de M. Hignard ou de M. Thomas, de ce puritain qui n’admet aucune concession, ou de ce bel esprit qui les admet toutes jusqu’à ne reculer ni devant les chansons à boire, ni devant les polkas-mazourkes ? Je crains qu’ils se soient trompés tous les deux : celui-là en n’insistant que sur le côté nocturne et funèbre, celui-ci en oubliant que tous ces épisodes qui l’ont séduit, banquets, apparitions, entrées de cour, scènes de folie, etc., ont besoin d’être à leur place pour nous émouvoir et deviennent de simples prétextes à spectacle comme il s’en rencontre partout dès que vous essayez de les détourner de la pensée philosophique du drame. C’est qu’en définitive un opéra d’Hamlet ne se conçoit pas ; de quelque manière que le musicien s’y prenne il n’y aura là jamais pour lui qu’un mirage comme ceux dont Polonius est la dupe, et j’ose affirmer que lui-même ne s’y laisserait pas attraper ; ce modèle des chambellans capable de voir tour à tour un dromadaire, une souris et un saumon dans le nuage qui passe, refuserait de se reconnaître en cet incroyable tableau. Voyez-vous d’ici dans une avant-scène de l’Opéra, le véritable prince de Danemarck assistant à ce spectacle avec le père de la belle Ophélie : « Polonius, prenez votre lorgnette et regardez ; c’est cependant bien vous et moi qu’on représente. » Mais d’un air tout à fait résolu, l’honnête homme de cour répondrait : « Non,