Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce mot de Shakspeare dans Hamlet contient toute la philosophie du romantisme. A l’origine, poésie et religion ne font qu’un ; avec le temps et la critique, un nouveau principe se dégage qui participe des deux autres et passera d’abord pour avoir été conçu sous l’influence des démons : c’est le merveilleux. Il échappe à la réalité, et pourtant on le sent là près de soi ; on ne le comprend pas, et néanmoins on voudrait y toucher. En lui vont se rejoindre la poésie et la religion, mais revues, modifiées, réformées et sophistiquées par un long travail de culture. Avec l’écroulement du monde grec et romain, l’art s’enfuit de notre terre. Quel autre profit que la dévastation les barbares ont-ils retiré de ces temples et de ces chefs-d’œuvre dont ils s’emparaient ? Le beau ne se mire que dans le beau, et les peuples n’en avaient pas le premier sens, à peine en avaient-ils l’étonnement. Les muses s’étaient dispersées, et leurs œuvres restaient désormais incomprises. C’est alors que du vieil Orient, pays des miracles, sortit une religion de mysticisme et de surnaturalisme annonçant le règne de l’esprit et plaçant le but suprême dans un avenir céleste dont cette vie terrestre n’est que le symbole. Le dogme nouveau ne tarda pas à se répandre ; l’humilité, le renoncement, l’illuminisme en furent les premiers fruits. Bientôt, l’inséparable associé des destinées humaines, l’art, se mit de la partie. Patience ! poésie et religion vont se retrouver ensemble, il n’y aura que l’idéal de transformé : l’antiquité grecque invoquait Vénus-Uranie, le moyen âge a la Madone ; au lieu des divinités intermédiaires, des messagers de l’Olympe, apparaissent les anges et les séraphins, conception du génie oriental ; l’aigle de Zeus cède la place au chérubin prosterné devant l’Invisible ; et de cette union de l’idée religieuse orientale avec la poésie et l’art moderne naîtra ce que nous appelons le romantisme. À ce seul mot s’éveille en nous le pressentiment du surnaturel et de la vie nerveuse, deux choses que les Grecs ni les Romains n’ont connues[1]. Les abstractions philosophiques et les vérités mathématiques ne sont point tout, il y a aussi la vie et les individus ; d’autres civilisations ont existé qui ne ressemblaient point à la nôtre ; d’autres peuples, qui ne s’habillaient pas comme nous et qui pensaient, sentaient, agissaient

  1. Ou du moins ne connaissaient-ils qu’un surnaturel de sacerdoce et tout superstitieux, un surnaturel d’état. Tacite est plein de miracles, de prédictions et d’apparitions ; le pieux et prudent Virgile n’ose pas prononcer le nom de Lucrèce et se borne à l’estimer heureux « d’avoir connu le fond des choses ; » Horace, au milieu des exorcismes qu’il lance contre Canidie, laisse voir la peur bleue que la terrible sorcière lui inspire, et son transport déclamatoire trahit son effroi. Mais tout cela n’a rien à faire avec les forces élémentaires, avec le sens caché, scientifique de la nature : magnétisme, somnambulisme et démonisme, dont Shakspeare seul avait eu le pressentiment.