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Angevins se jetaient en Sicile. Il eût voulu vivre à l’âge des croisades pour devenir duc d’Athènes et marquis d’Eleusis ; il disait : « Quelle misère ! ne pouvoir même pas conquérir la principauté de Trébizonde. » — Il était né aventureux ; il aimait la guerre pour la guerre ; il tressaillait au son des trompettes et il estimait que le bruit du canon est une harmonie délicieuse. Il avait beau faire de l’escrime et de l’équitation, rechercher les exercices violens, quelque chose d’inassouvi était en lui qu’il ne pouvait calmer. Il me racontait qu’ayant été à Vincennes, et qu’ayant vu des piles de boulets amassés dans les cours du fort, il avait, en quelque sorte, été pris de frénésie ; il s’était exalté et avait rêvé qu’il lançait lui-même ces boulets à travers l’Europe, détruisant les villes, tuant les hommes, brûlant les moissons et ravageant les campagnes. « Mais pourquoi ? lui disais-je. — Pour rien, répondit-il, pour faire la guerre ! » Ces ardeurs qui l’emportaient et qu’il ne parvenait pas à apaiser, le poussaient parfois à des excès de polémique qu’il eût mieux fait d’éviter. Il attaqua Balzac avec une extrême acrimonie (Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1842) et n’eut pas à s’en féliciter. Balzac le houspilla de telle sorte qu’il se le tint pour dit et n’y revint plus[1]. Molènes ne trouva sa voie qu’en 1848. Après la révolution qui brisa le trône élevé en 1830, on créa la garde mobile pour arracher à l’émeute et discipliner la jeunesse turbulente dont l’oisiveté et l’esprit d’aventure offraient alors plus d’un péril pour un gouvernement improvisé et peu solide. Molènes s’enrôla et fut élu lieutenant par ses camarades. Pendant l’insurrection de juin, en attaquant une barricade dans la rue Saint-Jacques, à la tête de sa compagnie, il fut blessé. Il croyait son avenir militaire assuré et était convaincu qu’il passerait dans l’armée régulière avec le grade que son héroïsme avait consacré. Il n’en fut rien. On lui donna le choix : rendre ses épaulettes et s’engager en qualité de simple soldat, ou rentrer dans la vie civile. Il n’hésita pas et devint spahis. Dès lors écrivant, se battant, il mena la vie de plume et d’épée qui lui était chère. Il ne tarda pas à être promu officier ; on avait été touché de tant de bon vouloir, on lui tint compte des services rendus et bientôt il put faire broder sur sa manche le galon d’argent des sous-lieutenans. Il fut en Crimée, il fut en Italie, valeureux partout, se plaisant aux coups de sabre et recherchant les aventures qu’il racontait ensuite d’un style vif et rapide qui sonnait la charge. Il y avait deux hommes en lui : celui

  1. Voir dans la Grande ville, t. II, 1841, la Monographie de la presse parisienne (p. 193). L’article est signé : de Balzac, mais j’ai tout lieu de croire qu’il a été écrit par Laurent-Jan.