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Comédie-Française jouait ma pièce, si mon roman avait plusieurs éditions, on verrait alors si l’on pouvait m’autoriser à donner suite à mes projets. Je répondis : « Je débuterai dans dix ans, lorsque j’aurai travaillé et voyagé. » On jeta un cri : « Il est fou ! » Je coupai court à la discussion en disant : « Je suis orphelin ; dans dix-huit mois je serai majeur, alors je m’appartiendrai, c’est pourquoi je trouve juste de m’appartenir dès aujourd’hui. » Il fallut en passer par là, car on n’avait aucun moyen de coercition contre moi ; mais je pus voir, à l’attitude adoptée à mon égard, que j’avais gravement mécontenté ma famille. J’ajouterai que, depuis quarante ans que j’ai pris ce parti, je ne l’ai jamais regretté.

Pendant que l’on me sermonnait pour me faire entrer dans une carrière a à cravate blanche, » M. de Cormenin rêvait pour son fils une autre destinée, et il se préparait à lui ouvrir les portes de l’École normale, non pas qu’il voulût lui faire endosser la toge universitaire, mais parce qu’il considérait qu’un supplément de fortes études développerait en lui des facultés que l’enseignement du collège avait peine éveillées. En cela il se trompait. Comme tant d’autres, Louis devait se développer seul, au hasard des impulsions de sa curiosité. Sans être laborieux, il avait été bon écolier et avait obtenu en histoire des succès au concours général, où il disputait les prix au duc de Montpensier, ce qui mettait en liesse les journaux de l’opposition ; mais il avait un peu négligé les humanités proprement dites, et il fallait le remettre au grec et au latin. Il fut donc confié à deux répétiteurs qui chaque jour venaient passer une couple d’heures avec lui. L’un était un vieux Péloponésiaque, nommé Nicolopoulo, qui avait été mêlé à l’insurrection du prince Ypsilanti et qui menait en France la triste existence d’un émigré donnant des leçons pour vivre ; l’autre, — que je ne nommerai pas, — avait traversé l’université et bien des aventures qui l’avaient quelque peu défiguré en lui traçant une cicatrice profonde entre les deux narines. Nous l’appelions Bipif, car il semblait avoir un double nez comme certains chiens de chasse. Il y avait, il y eut toujours entre Louis et moi une différence essentielle. J’entrais tout de suite en lutte, je me ruais sur l’obstacle et je soutenais le combat jusqu’à épuisement de forces. Avec ce système, j’ai souvent été vaincu. Louis, au contraire, ne résistait jamais ; il avait toutes les apparences de la soumission, n’obéissait néanmoins qu’à sa seule volonté et usait les patiences les plus robustes. Il était décidé à ne se point présenter aux examens d’admission pour l’École normale ; mais, ne voulant point batailler contre son père, il accepta les professeurs qu’on lui imposait et les lassa. Du jour au lendemain, il était devenu obtus, ne