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VI. — LE TEMPS PERDU.

Au mois d’août 1841, Louis de Cormenin et moi nous étions reçus bacheliers ès-lettres. Les examinateurs devant lesquels j’eus à m’asseoir et à répondre ont été célèbres en leur temps. C’était Victor Leclerc, dont j’avais lu l’excellent livre sur les Journaux chez les Romains, homme très doux, comme les vrais savans, et dont l’indulgence nous était précieuse ; c’était Saint-Marc Girardin, spirituel, ironique et aimant un peu trop à embarrasser les candidats ; c’était Guigniaut, de visage triste et de formes courtoises, alors absorbé par sa traduction de la Symbolique de Greuzer, et enfin Lefébure de Fourcy, mathématicien grincheux, parfois brutal et qui, par ses coups de boutoir, démontait les plus intrépides. Tous les quatre sont morts. Tant bien que mal, je répondis à leurs questions et j’eus mon diplôme en poche. Cela ne prouvait rien, cela ne servait à rien ; en somme, on me délivrait un certificat d’études, ce qui eût dû me paraître étrange, car mieux que personne je savais que je n’avais pas étudié et qu’il m’avait fallu une année à peine pour apprendre ce que le collège avait mis dix ans à ne pas m’enseigner.

« Il faut travailler ; » m’avait dit Ausone de Chancel ; « il faut voyager, » m’avait dit le chevalier Jaubert. Je ne me crus donc nullement quitte envers l’étude parce que l’on m’avait donné un parchemin où j’étais qualifié d’impétrant. Pour ma famille, il n’en était pas ainsi : j’en avais fini avec les écoles, je quittais la robe prétexte, j’allais revêtir la robe virile ; hier j’étais un enfant, aujourd’hui je suis un homme. Puisque que je suis bachelier, toute carrière m’est ouverte. Laquelle vais-je choisir ? Il faut se décider tout de suite et sans plus tarder. La bataille fut rude, mais je l’attendais et j’étais résolu. Je demandai du temps pour réfléchir, on ne m’en laissa point et j’eus à me prononcer : diplomate ou magistrat ? Je répondis : « Ni l’un ni l’autre, » et je déclarai que je serais homme de lettres, rien de plus, rien de moins. Quelle tempête ! J’avais écrivassé quelques vers et quelque prose ; j’avais barbouillé quelques aquarelles : poésie, peinture, arts d’agrément, bons tout au plus à distraire un oisif ; mais ça n’a rien de sérieux, à moins d’être un Corneille ou un Raphaël, et je n’étais ni l’un ni l’autre ; c’était un métier de meurt-de-faim, qui mène à la misère, sinon au déshonneur. Je tins bon. La tempête devint ouragan. Puisque je voulais absolument être écrivain, je n’avais qu’à me mettre à la besogne, à faire une pièce de théâtre et un roman. Si la