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qui, lui aussi, par ses conseils, son intelligence et sa bonté, devait exercer sur moi une influence décisive. J’étais souffrant et, malgré ma haute taille, assez chétif. Des crachemens de sang fréquens m’avaient affaibli et les médecins me prescrivirent les bains de mer. Je partis pour Pornic. C’était alors une petite ville placée au fond d’une crique assez profonde qui servait de port. Les environs, dénudés par le hâte, étaient tristes et ravagés ; sauf un bouquet d’arbres que l’on appelait prétentieusement le bois des Colombes, on n’apercevait que de maigres tamarix, courbés sous la brise du large et brûlés par l’air salin. Un point bleu qui, au loin, tachait l’océan, était l’île de Noirmoutiers. Il n’y avait qu’une grande auberge située dans une espèce de pâtis où les marins, venaient danser le dimanche. C’était le rendez-vous des légitimistes de Bretagne et d’Anjou ; on était fort irrévérencieux pour la famille d’Orléans et on ne parlait de « monseigneur » qu’avec des génuflexions. On se mêlait peu, et la différence des opinions politiques traçait entre les baigneurs des démarcations que l’on se gardait de franchir. Il ne m’en souciait. J’avais dix-huit ans ; je n’aurais laisser tomber un fétu, ni pour les uns, ni pour les autres : Armagnac et Bourgogne m’étaient également indifférens, et j’aurais donné, je donnerais encore, tous les trônes du monde pour une belle pièce de vers. Les légitimistes se groupaient volontiers autour du comte de Courtarvel, pair de France, aimable et courtois, auquel son grand âge valait un ascendant mérité ; les orléanistes, — fort rares du reste, — se réunissaient à la Malouine, petite maison de plaisance, bâtie près de la mer, qu’habitait le prince de la Moskowa. On avait promptement reconnu que j’étais un gamin sans importance, et des deux côtés on m’avait accueilli avec bonne grâce. J’en profitais peu ; j’étais déjà de tempérament solitaire et, pendant que l’on faisait des cavalcades, j’allais volontiers m’asseoir à l’ombre de quelque rocher afin de lire ou de barbouiller des aquarelles. Parfois j’avais un compagnon de promenade pour lequel je m’étais pris d’une affection respectueuse que commandaient l’âge, le savoir, l’intelligence et l’extrême aménité du caractère. Cet homme, qui ne dédaignait pas la compagnie d’un enfant à peine sorti du collège, était le chevalier Amédée Jaubert. Comment un tel homme, qui était alors le premier de nos orientalistes, dont la conversation aurait dû être recherchée par tous les esprits, graves, se plaisait-il à causer avec moi ? Je crois l’avoir deviné plus tard ; j’étais un auditeur très attentif, et le chevalier Jaubert aimait à causer. Il avait alors soixante et un ans et me paraissait un vieillard. Malgré son teint brun, malgré son visage mal équarri, où la saillie du nez était excessive, malgré l’apparence osseuse de toute sa personne, malgré ses distractions