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de panthéisme vague dont la formule n’a pas été trouvée. Le spiritualisme était si impérieux que l’on était gêné, par toute matière et que l’on eût voulu s’en débarrasser. La génération artiste et littéraire qui m’a précédé, celle à laquelle j’ai appartenu, ont eu une jeunesse d’une tristesse lamentable, tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite inhérente à l’être ou à l’époque. Il a fallu les bons vivans de l’école du bon sens, pour remettre tout en ordre, rendre l’équilibre aux esprits et ramener les désespérés à l’intelligence de la vie. Bien souvent, depuis ces jours oubliés aujourd’hui et remplacés par d’autres qui ne les valent peut-être pas, je me suis demandé si cette grande désolation n’était pas simplement un fait physiologique. Les peuples avaient été surmenés par les guerres de l’empire et les enfans avaient hérité de la faiblesse de leurs pères ; en outre, les méthodes thérapeutiques étaient déplorables. Broussais faisait école et les médecins ne marchaient que la lancette aux doigts ; au collège, pour une migraine, on nous tirait du sang ; dans un cas de fièvre typhoïde, en une seule semaine, j’ai été saigné trois fois et l’on m’a appliqué soixante sangsues ; c’est miracle que j’aie résisté. Les doctrines des Diafoirus de Molière, prolongées jusqu’à notre temps ont produit une anémie ambiante dont nous avons souffert. Pauvreté du sang, prédominance nerveuse ; l’homme tombe en tristesse et devient mélancolique. C’est le spleen des uns, le tædium vitæ des autres ; en tous cas, c’est le dégoût de la vie, c’est l’attitude théâtrale, c’est le désir de la mort. Quelquefois c’est plus et c’est le délire partiel. Suis-je bien certain de ne pas avoir frôlé la folie lorsque dix ans après l’heure dont je parle, j’ai écrit : les Mémoires d’un suicidé ? Je n’en jurerais pas. Ce courant sombre nous avait entraînés, et nous nous y abandonnions sans résister et même avec conviction. Il n’était permis que d’avoir une âme incomprise, c’était l’usage, l’on s’y conformait. On était fatal et maudit ; sans même avoir goûté de l’existence, on roulait au fond du gouffre de la désillusion. Des enfans de dix-huit ans, répétant une phrase ramassée dans je ne sais quel roman, disaient : « J’ai le cœur usé comme l’escalier d’une fille de joie, » et le héros des Roueries de Trialphe, de Lassailly, — qui mourut fou, — allait chez le bourreau pour lui dire : « Je désirerais que vous me guillotinassiez ! » Cela n’empêchait pas de rire, de chanter, de faire toutes les honnêtes sottises de la jeunesse ; c’était encore une manière d’être désespéré ; on s’imaginait avoir un rire satanique, tandis que l’on avait là belle joie de son printemps. C’était ridicule ; je n’y contredis pas ; mais on avait des admirations qui soulevaient de terre, mais on n’enviait personne, on ne souffrait pas du bonheur d’autrui, on ne rêvait pas l’extermination universelle afin d’arriver plus sûrement à un poste politique. Les incompris du