Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/493

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et ne tarda pas à reconnaître que ce travail de casse-tête chinois était bon à servir de devises aux mirlitons de la foire de Saint-Cloud. Bien plus vive et plus durable fût notre admiration pour Sémiramis la Grande, journée de Dieu en cinq coupes d’amertume. L’auteur se nommait G. Desjardins et c’est tout ce que j’en sais. Le livre est dédié « à l’immortel John Martin Esq. ; à mes amis B.-J.-B. Bûchez et Jules Lefèvre. » C’est l’incompréhensible noyé dans l’inexplicable. La préface est intitulée : Porte cyclopéenne et d’introduction. La nuit, les mages écoutent les paroles qui, pendant le rêve, s’échappent des lèvres de la reine et les gravent sur des tables d’or. La langue française ne suffit pas à l’auteur pour exprimer ses idées ou raconter les événemens. Il emploie les caractères hébreux, arabes, chaldéens, coptes, hiératiques, égyptiens et cunéiformes. Ce drame absolument fou devait sans doute être suivi de plusieurs autres, car il a pour titre général : Première Babylone. J’ai voulu le relire, il n’y a pas longtemps, j’ai été forcé d’y renoncer, car je ne puis maintenant supporter qu’un certain degré de niaiserie. Aux jours de ma dix-huitième année, il n’en était pas ainsi ; j’avais un besoin d’enthousiasme qui s’exerçait sur tout, sur Sémiramis la Grande, et même sur Sans titre, par un Homme noir blanc de visage. Cet homme noir, dont la place eût été à Charenton, se nommait Xavier Forneret. Il donnait des pièces de vin aux directeurs de théâtre pour faire jouer ses drames, était de première force sur le violon, avait une fortune qui lui permettait de publier lui-même ses livres, dormait dans un cercueil d’ébène et habitait un appartement tendu de velours noir semé de larmes d’argent. Ces lectures, et bien d’autres encore, au moins inutiles, se mêlaient aux études préparatoires pour mes examens ; Horace, Homère, Démosthène, Tacite, l’histoire, la géométrie, la philosophie, s’arrangeaient vaille que vaille d’une telle promiscuité ; en outre, un goût inné pour la physiologie me conduisait presque chaque matin dans les hôpitaux ou dans les pavillons de dissection, et le soir j’allais souvent au théâtre. J’aurais voulu tout apprendre à la fois, et j’arrivais seulement à accumuler dans ma pauvre cervelle des notions confuses, mal digérées et où j’avais grand’peine à me reconnaître. Louis de Cormenin, plus calme que moi et de tempérament modéré, dormait la grasse matinée, étudiait tranquillement son manuel de baccalauréat et s’en fiait à sa mémoire. Nous avions hâte d’en finir avec l’apprentissage universitaire afin d’entrer par la grande porte dans le temple du romantisme. À cette époque, — 1840-1841, — le temple commençait à se lézarder. Les grandes statues y brillaient toujours : Lamartine, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, Théophile Gautier, Alfred de Musset y apparaissaient, comme aujourd’hui, la tête nimbée d’or et en possession d’une gloire qu’on ne leur a point