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pénétrer, car c’était une des propriétés particulières du roi. Dans un coin s’élevait le pavillon dont a parlé miss Elliott, et qui fut la petite maison de Philippe-Égalité. Le jardin très vaste et qui n’avait point été rétréci par les constructions dont on l’a entouré, était splendide, plein d’arbres et de fraîcheur, avec un ruisseau courant, une large prairie et quelques « ruines » ridicules qui subsistent encore. On y était seul ou à peu près, car l’on n’y rencontrait guère que quelques amoureux qui allaient volontiers se perdre dans les herbes. Les ramiers et les merles vivaient là comme dans leur domaine ; c’était charmant. Un jour que, couchés sous un épicéa, nous venions de terminer une pièce de vers en imitation de la Lénore de Burger, et que nous la récitions strophe par strophe avec complaisance, Louis me dit : « Qu’est-ce qui nous prouve que nos vers sont bons et que nous sommes des poètes ? Je vais les envoyer à Alfred de Musset ; toi, envoie-les à Victor Hugo ; nous verrons ce qu’ils en diront. » — Dès le lendemain les vers, appuyés d’une lettre, étaient adressés aux deux hommes qui sont les maîtres de la poésie française au XIXe siècle. La réponse d’Alfred de Musset se fit attendre ; elle arriva enfin et la voici :


« Monsieur,

« Je suis bien en retard envers vous ; une indisposition qui m’a retenu quelque temps au lit m’a empêché de vous remercier plus tôt des vers que vous avez bien voulu m’adresser et qui m’ont fait le plus grand plaisir. Vos vers sont jeunes, monsieur, vous l’êtes aussi, sans doute. Ils m’ont rappelé le bon temps, le premier, qui n’est pas encore bien loin de moi. Je serais charmé que ma bonne étoile pût me faire faire plus ample connaissance avec vous.

« Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentimens distingués.


« A. DE MUSSET. »

Cette lettre, froide et polie, nous fit une forte impression : « Vos vers sont jeunes, » c’est-à-dire, vos vers sont mauvais ; il faut travailler si vous en voulez faire qui soient bons. C’est ainsi que nous comprimes la phrase d’Alfred de Musset, et nous n’eûmes pas tort. Tout autre fut la réponse de Victor Hugo, qui me parvint le lendemain du jour où il avait reçu mes vers :

« Ma gloire, monsieur (si j’en ai une) est moins dans ce que je dis que dans ce qu’on me répond, moins dans ma voix que dans mes échos. Vous suffiriez à vous seul pour le prouver. Je ne sais pas si je suis un poète, mais je sais que vous en êtes un. Courage, monsieur, étudiez, rêvez, apprenez, comprenez, grandissez de toute