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des Lucrèce Borgia, que de dessiner d’après nature des Bérénice et des Monime, en qui toute femme qui aime reconnaisse quelque chose d’elle-même. C’est que Marie Tudor et Lucrèce Borgia ne sont nulle part, non pas même dans l’histoire, et que le poète ne les a rencontrées que dans ses rêves ; mais Bérénice, la femme qu’on abandonne, ou Monime, la femme que le retour d’un maître qu’elle croyait à jamais disparu vient rappeler brusquement à la réalité de la vie, il n’est pas de journal où vingt fois vous n’ayez lu, mêlée dans la foule des faits divers, leur tragique histoire. Elles sont humaines, et de l’humanité moyenne, de l’humanité dont vous êtes, de l’humanité dont je suis.

Mais voici la question qui se pose : puisque l’invention n’est pas dans le fond, où donc est-elle ? Je réponds : elle est dans la forme, et dans la forme uniquement. Inventer, ce n’est pas trouver en dehors du lieu-commun, c’est renouveler le lieu-commun et se l’approprier. De quelle manière ? par quels moyens ?

Il y en a certainement, et même il y en a plusieurs. Je ne crois pas, à la vérité, que ce soient ceux dont on use aujourd’hui. Lorsque j’entends parler du soin et de la longueur de temps que nos poètes et romanciers dépensent à la recherche, au renouvellement, à l’invention de la forme, je ne puis m’empêcher de les comparer à des peintres qui prétendraient retrouver le secret du coloris des grands maîtres à force de combinaisons chimiques et de formules savantes sur le mélange des couleurs. On comprend sans peine ce que peut être la richesse et la solidité du fond, indépendamment même de toute élégance et de toute beauté de la forme : on comprend moins ce que peut être la beauté de la forme, ou son élégance, à part et indépendamment de la richesse et de la solidité du fond. Il est possible, et les exemples au surplus n’en manqueraient pas dans l’histoire, qu’un penseur profond ne soit qu’un médiocre écrivain. Mais est-il bien possible qu’un grand écrivain ne soit qu’un penseur superficiel, et que son originalité se réduise à la mince originalité d’un styliste, c’est-à-dire, en bon français, d’un assembleur de mots ? On aura toujours en France quelque peine à l’admettre. Assurément il y a ce qu’on appelle une technique de la rime et du rythme ; la rhétorique a ses mystères ; il y a un long apprentissage de l’art d’écrire ; et cet apprentissage, à quelques-uns, a duré toute leur vie. Je vais plus loin et j’accorde qu’il y a des vocables pittoresques ou retentissans, qui font image ou musique, et des assemblages de sons qui caressent l’oreille, comme aussi des rapprochemens de syllabes qui flattent l’œil. Mais il faut bien en revenir au sens, et si l’on écrit, c’est d’abord pour exprimer des sentimens ou des idées, non pas pour éveiller des sensations. C’est ce qu’il semble que l’on se fasse un devoir d’oublier parmi nos jeunes poètes et nos jeunes romanciers, et c’est pourquoi nous voyons qu’il n’y a rien de si mince que la substance de tant de vers et de tant de romans que nous pourrions citer.