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critique de commencer par se mettre au point des œuvres qu’elle prétend non pas certes juger, mais comprendre, mais interpréter, mais expliquer seulement. Il fallait donc se faire Italien pour entendre Dante, Anglais pour entendre Shakspeare, Allemand pour entendre Goethe. Par malheur, on n’en a rien fait. On raconte à ce propos, je le sais, l’histoire d’un romantique de la première génération qui voulait traduire Shakspeare. Il partit pour l’Angleterre. Au bout de quelques années, il était devenu tellement Anglais qu’il en avait désappris le français. En dépit de ce mémorable exemple, il reste vrai que jamais peut-être on n’a plus arbitrairement que depuis la diffusion de ces principes de haute critique, mesuré chacun toutes choses à sa mesure personnelle. Comme nous avons eu rarement l’occasion de prononcer l’Oraison funèbre du prince de Condé, nous déclarons que le style en est déclamatoire. Cependant ce n’est pas une raison, parce que l’on est grossier, de qualifier l’éloquence du nom de déclamation. Comme nous avons eu rarement l’occasion d’hésiter entre l’empire du monde et notre amour pour une reine, nous décidons que le style de Bérénice est précieux. Cependant ce n’est pas une raison, parce que l’on est grossier, de qualifier la délicatesse du nom de préciosité. Le vrai, c’est que toutes manières de s’exprimer sont bonnes quand elles sont en leur place. On peut ajouter que c’est un secret que nous avons perdu.

Poussons maintenant un peu plus avant, et après l’apologie de la périphrase et de la métaphore, esquissons, en étendant un peu le sens des mots, l’apologie de la banalité.

Je trouve un étrange exemple dans ce Dictionnaire des lieux-communs. Le voici. Quand un président d’assises prononce les paroles sacramentelles : « Accusé, levez-vous, » il paraît que ce président donné dans le lieu-commun. Et M. Jourdain, aussi lui sans doute, à ce compte, lorsqu’il dit : « Nicole, apporte-moi mes pantoufles ! » il donne dans le lieu-commun. Autant prétendre alors que ce sera donner dans le lieu-commun que de se servir des mots de la langue, puisqu’ils sont à portée de tout le monde, ou des lettres de l’alphabet. Mais ce ne sont pas ceux qui se serviront de ces formules usuelles qui prêteront à rire, ce sont ceux, au contraire, qui croiront spirituel d’en rire, et ce sont ceux qui commettront l’imprudence naïve de les vouloir varier. Car on aura beau dire, on ne trouvera jamais rien de plus simple ni de plus naturel pour prier Nicole d’apporter les pantoufles que de aire : « Nicole, apporte-moi mes pantoufles. » Il y a une vraie et une fausse délicatesse. La vraie, c’est d’essayer de nuancer les choses qui valent en effet la peine d’être nuancées ; la fausse, c’est de ne vouloir pas suivre l’exemple de tout le monde dans les choses indifférentes. Il se pourrait donc que le lieu-commun, si l’on entend bien toute la force du mot, ne fût ni si digne de tant de railleries, ni si parfaitement méprisable. Ou plutôt ne se pourrait-il pas qu’il fût la substance même de l’art de parler et d’écrire ? Un critique du XVIIe siècle,