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de la caducité ? C’est que ce mot d’esclave, dans l’entière propriété de son sens, perd tous les jours en étendue de valeur exactement ce que l’esclavage lui-même perd en terrain. A Rome, il y a vingt-cinq siècles, et comme il n’y a pas cent ans dans nos colonies d’Amérique, le mot était plein de sens, riche de nuances, et propre par conséquent à d’infinis usages. Car, dans quelque signification métaphorique ou détournée qu’on l’employât, la réalité, prochaine, immédiate, accessible à tous, contrôlait aussitôt la légitimité du tour et l’exactitude approximative de la métaphore.

Ce n’est pas sous une autre influence que, dans l’histoire de notre langue, on a vu disparaître la plupart de ces métaphores empruntées jadis des usages latins ou de la mythologie grecque. Je ne crois pas qu’aucun avocat, de nos jours, osât placer son client sous « le bouclier des lois, » ou mettre le dossier de sa cause dans « les balances de Thémis. » Pourquoi ? Parce qu’il y a beau temps que les officiers d’armement ne délivrent plus de boucliers à leurs hommes et parce que de tout temps Thémis n’a rien été pour nous qu’une figure allégorique. Quelques-unes de ces métaphores survivront, et, dans le style de nos pères, mais avec une légère nuance d’ironie de soi-même, on pourra continuer de parler « de bouquets à Chloris, » parce qu’il y aura des Chloris en tout temps, de quelque nom qu’on les appelle, et que l’on continuera de leur adresser des vers, — ou du moins je veux l’espérer. Mais le « carquois de l’Amour, » mais « la ceinture de Vénus, » mais « le flambeau de l’hymen, » et que sais-je encore ? toute cette friperie mythologique est reléguée désormais pour longtemps dans le magasin d’accessoires des théâtres d’opérettes. Et cependant, soyez bien persuadés que vous les verriez reparaître et briller d’un renouveau de jeunesse, si par un hasard, heureusement improbable, les modes antiques, elles aussi, venaient un jour à renaître du fond des vieux souvenirs du directoire et de l’empire. Dans un grand salon carré, parmi des meubles anguleux, mettez une femme habillée de la façon de Joséphine ou de Mm9 Tallien, vous verrez des Fontanes, des Lebrun, des Esménard s’empresser autour d’elle, et pour peu que la mode s’en mêle, ni eux ni elle ne vous paraîtront plus ridicules qu’à leurs contemporains.

Ainsi, ce qui fait qu’un lieu-commun donne à rire, ce n’est pas qu’il est un lieu-commun, c’est qu’il ne vient pas en son temps, c’est qu’il ne porte pas la marque du jour, c’est qu’il a plus d’âge, si je puis dire, que celui qui s’en sert et que ceux pour lesquels il s’en sert.

C’est aussi dès qu’il ne vient pas en sa place. Voici qu’un prédicateur menace l’impie « des foudres de la vengeance divine. » Lieu-commun ! s’écrie-t-on aussitôt. Mais il pourrait répondre que ce n’est pas un lieu-commun, pour lui, puisqu’il continue, pour lui, de croire fermement en une providence qui s’intéresserait directement au sort de chacun