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du journaliste, et qui rentrent enfin si naturellement sous la définition juridique de ces choses communes, dont tout le monde peut jouir, mais dont personne cependant n’a le droit de revendiquer la propriété ? Prenons de ci, de là, quelques exemples au hasard. Appeler Bossuet « l’aigle de Meaux, » ou Fénelon « le cygne de Cambrai, » comme peut-être encore aujourd’hui quelques vieux professeurs de rhétorique ont le courage de le faire, est-ce donner dans le lieu-commun ? Inviter un jury, comme le font et le feront longtemps encore nos avocats généraux ou procureurs de la république, à ne pas « permettre que le coupable échappe à la vindicte des lois ? » ou encore, comme nos prédicateurs le feront aussi longtemps que durera la religion, invoquer « sur la tête de l’impie les foudres de la vengeance divine, » est-ce donner dans le lieu-commun ? Assurément : et quelques-uns ne balanceront pas à dire : aussi complètement que l’on y puisse donner. Je ne suis pas tout à fait de leur avis. Il faut déjà distinguer.

Appeler Bossuet « l’aigle de Meaux, » évidemment il n’est plus et même il n’a jamais été de circonstance qui justifiât cette prétentieuse métaphore. Elle n’est pas une façon de rendre hommage à Bossuet, mais un moyen de se dispenser d’avoir une opinion personnelle sur Bossuet. Il est permis, je l’avoue, de n’avoir pas sur Bossuet d’opinion personnelle, seulement la métaphore a ce grave inconvénient de donner à ceux qui s’en servent l’illusion qu’ils auraient une opinion sur Bossuet. C’est ce que je dirai de toutes les métaphores, similitudes, ou comparaisons du même genre. Quand nos bons voisins les Allemands appellent Paris « la moderne Babylone, » ils ont l’air de dire quelque chose, et pourtant ils ne disent rien. Ils purgent leur bile. Autant en faisions-nous jadis lorsque nos poètes de l’empire appelaient l’Angleterre « la perfide Albion. » Toutes ces locutions aujourd’hui sont comme les débris d’une langue perdue dans le lointain des âges. C’est qu’en effet chaque siècle a sa phraséologie, son jargon, et, j’oserai le dire, sans plus de respect pour ces vénérables métaphores, chaque siècle a son argot. Les événemens, les mœurs, le caprice, la mode, l’exemple jettent, à chaque génération, dans le courant de la langue, un certain nombre d’expressions nouvelles dont la génération suivante n’accepte l’héritage que sous bénéfice d’inventaire. Je me sers exprès de cette formule. C’est que les expressions qui survivent sont celles qui continuent de répondre à quelque chose de réel, de vivant, de toujours actuel. Tant qu’il y aura des héritages, et tant que les héritiers seront dans le cas d’ignorer si l’héritage comporte ou plus de charges, ou plus d’avantages, l’acceptation sous bénéfice d’inventaire continuera de représenter quelque chose d’actuel, et par conséquent il sera légitime d’en tirer toutes les métaphores et similitudes que l’on voudra. Mais, au contraire prenez l’expression que voici : être l’esclave de ses passions. N’est-il-pas évident que, telle quelle, et quoique l’on en puisse encore user, elle est marquée toutefois dès à présent au signe