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poèmes remontent à 1814, c’est-à-dire à un moment d’absolu crépuscule, alors que l’étoile d’André Chénier se dérobait encore à l’horizon et que ni Lamartine ni Victor Hugo n’avaient paru. Sainte-Beuve, je le sais, conteste la date ; mais quel argument est le sien ? Il nous raconte que « cette fois, M. de Vigny s’est vieilli par coquetterie. » C’est, on le voit, s’en tirer à bon marché ; mais une épigramme de plus ne prouve rien contre l’assertion d’un galant homme. Nous connaissons maintenant Alfred de Vigny, et les caractères de cet ordre ne se complaisent point à des jeux d’équivoque. Celui dont l’existence entière fut un modèle de droiture n’antidate pas ses écrits, et quand il porte un témoignage, on y doit croire. Eh bien ! où la muse française en était-elle à ce moment de 1814 ? Elle en était aux épigones de Chateaubriand, aux dithyrambes de Soumet, de Guiraud, traduisant la prose des Martyrs en strophes abondantes et débordantes, aux élégies à périphrases. Un amant défaisant la chaussure de sa maîtresse, voulez-vous savoir comment cela se disait en langage du temps ? Écoutez ces vers de M. de Latouche :

Devant elle courbé, j’ai dénoué les lacs
Du satin possesseur de ses pieds délicats,
Et ma main frémissant d’amour et de victoire,
Descendait, déroulait sur la jambe d’ivoire
Ce blanc, ce fin tissu dont la trame à l’entour
Va serpenter en fleurs et s’entr’ouvrit au jour !

Enfin Malherbe vint : j’ai lâché le mot et ne le rétracte ; le Malherbe de la situation fut Alfred de Vigny, et voilà ce qui nous le rend cher. Les autres le dépasseront, qui en doute ? Lamartine aura l’expansion immense, Hugo l’autorité suprême du grand chef ; l’un sera le cygne, l’autre l’aigle[1], et lui ne montera qu’à leur suite dans la traînée lumineuse ; mais ni les Méditations ni les Harmonies, en supposant qu’il s’en soit inspiré, ni la Légende des siècles, ne nous empêcheront de reporter à l’initiateur le fier honneur qui lui appartient. Et puisque j’ai cité la Légende des siècles, ouvrez les Poèmes antiques et modernes et jetez un simple coup d’œil sur la distribution du volume et ses divers compartimens ; livre mystique, livre antique, livre moderne ; prenez ensuite la Légende des siècles, et vous embrasserez du premier regard la même ordonnance architecturale : d’Ève à Jésus, Décadence de Rome, le Cycle héroïque chrétien, presque les mêmes thèmes se faisant écho

  1. « Je suis d’accord avec vous que Victor Hugo est l’aigle, nous disait un jour Lamartine, sur ce ton de plaisanterie familière qu’il prenait volontiers. — Vous me concédez que je suis le cygne ; mais notre ami Vigny, qu’en ferons-nous ? Parlez-vous même, voyons : nommez l’oiseau ! »