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fût peut-être mis en avant, lui tout au contraire, il s’efface ; il se dit dans son admirable bon sens de bourgeois parisien : « Ma prose n’est rien ; ce qu’on veut, c’est entendre pour la centième fois les vers de Racine que tout le monde connaît. Encadrons ces vers. » Ces sortes d’ouvrages s’appelaient, sous l’ancien régime, des pièces à tiroir et contenaient tous les jeux de scène, tous les poncifs et tous les trucs. À ce titre, Adrienne Lecouvreur méritait de traverser les âges et les mers, et nous voyons aujourd’hui Mlle Sarah Bernhardt s’en faire, à l’instar de Rachel, un véritable champ de manœuvre aux applaudissemens de l’ancien et du nouveau monde.

J’ai souvent, à propos de Rachel, ouï prononcer le mot de Talma : tout parallèle de ce genre est impossible. On n’imagine pas des tendances plus opposées. Rachel n’avait que des instincts ; tout er elle était science infuse, et ce qu’elle ne possédait pas de nature, M. le professeur Samson le lui enseignait. Quel besoin avait-elle d’interroger les marbres ? n’était-elle pas elle-même une statue ? Le Louvre pouvait donc se passer de ses visites, comme Tite-Live et Tacite de sa fréquentation. Avec Talma, la théorie change : autres facultés, autre application, autres mœurs. Étude, réflexion, information, maturité, équilibre. Tandis que Rachel, force inconsciente au service du passé, bataille contre le présent, lui, du sein de ce passé classique qu’il réforme, entrevoit l’avenir, et son œil, à travers Ducis, devine Shakspeare[1].

Rachel, nature orageuse ! Talma, nature lumineuse !


V

La vraie gloire d’Alfred de Vigny est dans ses vers, et dût-on crier au paradoxe, j’entends insister sur ce point. Ses premiers

  1. Un ouvrage publié vers 1863, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, renferme là-dessus d’intéressans détails, et notamment le récit d’un dîner où, par l’entremise du baron Taylor, le célèbre tragédien et Victor Hugo se rencontrèrent. La scène est caractéristique : Talma, vieilli, attristé, se répand en amertumes sur les misères de sa profession et l’impuissance des auteurs de son temps. Applaudi et traité presque en ami par l’empereur, il lui avait demandé la croix, et l’empereur n’avait pas osé la lui donner ; même dans son métier il n’était arrivé à rien, et jamais il n’avait eu un vrai rôle : « La tragédie, c’est beau, c’est noble, c’est grand ; j’aurais voulu autant de grandeur avec plus de réalité, un personnage qui eût la variété et le mouvement de la vie, qui ne fut pas tout d’une pièce, qui fût tragique et familier, un roi qui fût un homme. — M’avez-vous vu dans Charles VI ? J’ai fait de l’effet en disant : « Du pain ! je veux du pain ! » C’est que le roi n’était plus là dans une souffrance royale, il était dans une souffrance humaine. C’était tragique et c’était vrai, c’était un roi et c’était un mendiant. La vérité, voilà ce que j’ai cherché toute ma vie ; mais que voulez-vous ! je demande Shakspeare, on me donne Ducis ! A défaut de vérité dans la pièce, j’en ai mis dans le costume, j’ai joué Marius jambes nues ; personne ne sait ce que j’aurais été si j’avais trouvé l’auteur que je cherchais. Vous, monsieur Hugo, qui êtes jeune et hardi, vous devriez me faire un rôle… »