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qu’un fait purement sentimental et dont la société n’a point à répondre. Dans cette vallée de misère, où chacun de nos actes porte invinciblement ses conséquences, le poète doit, bon gré mal gré, subir le sort des autres hommes, et toutes les apologies de la faiblesse ne sauraient le soustraire à la commune loi de causalité.

En 1835 parut, sous le titre de Servitude et Grandeur militaires, une suite de nouvelles se rattachant au cycle de Stello, mais cette fois avec une nuance plus accusée de philosophie pratique. Je n’oserais avancer qu’un adepte du naturalisme trouvera là de quoi se satisfaire ; mais enfin nous sortons du sentimentalisme social, et si ce n’est point toujours la vie même qu’on nous donne à toucher du doigt, du moins en est-ce l’impression très distinctement accentuée. Nous n’avons plus affaire, comme dans Stello, à une idée thématique résultant d’aspirations nuageuses. Il s’agit de glorifier l’honneur, et l’auteur, on peut le dire, se connaît en pareil sujet. À cette âme ineffable et sceptique jusqu’à la mort l’honneur apparaît comme une dernière lampe dans un temple dévasté, et ce sentiment exalté, passionné, presque mystique, inspire à l’écrivain des pages admirables d’élévation et de tristesse dont la conclusion est que la grandeur ne se trouve que dans le renoncement.

Les nouvelles composant ce volume de Servitude et Grandeur militaires sont plus que de simples récits ; elles forment un corps d’ouvrage au-dessus duquel plane une même idée, et quels épisodes par momens ! Dans le Capitaine Renaud, c’est une porte qui s’entrebâille et vous donne jour sur l’admirable scène du pape et de Napoléon : Comediante ! tragediante ! Plus loin, c’est la noble figure peinte en pied de l’amiral Collingwood, un portrait d’histoire. On ne cesse de nous parler de documens humains ; en voici, je suppose, un qui marque, ce modeste héros, que son dévoûment à la patrie, le devoir enchaîne à son bord depuis quarante ans, prisonnier de la mer. « Quand un navire était las, il en montait un autre ; comme un cavalier impitoyable, il les usait et les tuait sous lui… Cet homme n’avait joui d’aucune richesse ; et tandis qu’on le nommait pair d’Angleterre, il aimait sa soupière d’étain comme un matelot. Puis, redescendu chez lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas devenir de belles dames, de lire, non des romans, mais l’histoire des voyages, des essais et Shakspeare tant qu’il leur plairait. « Quelquefois il sentait sa santé s’affaiblir, il demandait grâce à l’Angleterre, mais l’inexorable lui répondait : « Restez en mer, » et lui envoyait une dignité ou une médaille d’or pour chaque belle action ; sa poitrine en était surchargée ; il écrivait : « Depuis que j’ai quitté mon pays, je n’ai pas passé dix jours dans un port ; mes yeux s’affaiblissent ; quand je pourrai voir mes enfans, la mer m’aura rendu aveugle ; je gémis de ce que sur