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vide s’il n’exprime pas une chose utile, avantageuse à quelque être ; mais les utilitaires se trompent quand ils réduisent tout intérêt au plaisir et souvent même aux satisfactions des sens. Tout ce qui contribue à la conservation et au développement des individus, des sociétés, de l’humanité entière, dans l’ordre intellectuel et moral comme dans l’ordre physique, trouve son expression dans ces mots d’utilité et d’intérêt, qui n’ont un si mauvais renom que par suite de cette tendance étroite et fâcheuse à en restreindre la signification aux seuls biens matériels. La théorie du bien peut donc s’approprier, en les rectifiant, et le principe de l’évolution et le principe de l’intérêt ; mais cette théorie n’est pas la morale tout entière. Le bien est l’objet de l’acte moral : il n’y a pas d’acte moral qui n’ait pour fin de réaliser quelque bien, soit pour l’agent lui-même, soit pour autrui ; mais ce qui fait la moralité de l’acte, ce n’est pas proprement le résultat obtenu ou le but poursuivi, c’est le motif pour lequel l’acte est accompli. La conscience la moins éclairée sait faire cette distinction. Son approbation n’ira pas au bien produit par accident, par erreur ou par un calcul étranger à toute intention honnête ; sa désapprobation n’ira pas davantage au mal causé sans mauvaise intention. L’humanité n’a pas attendu les subtiles analyses de Kant pour savoir qu’un acte strictement légal, c’est-à-dire simplement conforme à la loi, n’est pas la même chose qu’un acte vraiment moral, accompli par devoir, par respect pour la loi elle-même. Nous devons donc demander à M. Spencer quelle place il a donnée dans sa doctrine à cette distinction capitale ; ce qu’il peut nous apprendre, non plus sur l’objet, mais sur le principe, et sur le fond même de la morale.

L’évolution n’a et ne peut avoir chez la plupart des êtres, aucun caractère moral ; elle ne prend ce caractère que là où se manifestent des consciences : chez l’homme et chez les animaux supérieurs. L’évolution des consciences devient ainsi une des applications de la loi universelle. Or la conscience fait son apparition dès qu’il y a un choix entre divers moyens ou diverses fins, dès que telle fin ou tel moyen est considéré comme meilleur que telle autre fin ou tel autre moyen. Dès lors naissent des motifs de choisir ; certains motifs acquièrent une autorité supérieure, qui se consolide peu à peu lorsqu’un intérêt général s’attache à ces motifs dans les relations des hommes entre eux. Cette autorité trouve une première sanction dans la crainte qu’inspire à chacun la vengeance de ses semblables ; elle reçoit deux autres sanctions, plus constantes et plus efficaces, quand elle se personnifie dans une organisation politique ou religieuse, quand elle est protégée par la crainte de la colère des chefs ou des châtimens divins. Ainsi se forment et se développent les sentimens permanens dont ensemble constitue la conscience.