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mesure. M. Spencer le démontre avec une grande force de logique. Il réduit à néant les prétentions de l’utilitarisme vulgaire, qui fonde toutes ses théories et tous ses calculs sur l’expérience du plaisir. L’expérience nous donne les premières notions des biens et des maux ; mais ce sont les plus vagues, les plus confuses, les moins scientifiques. En vain Bentham croit-il trouver pour le droit une base solide en substituant l’idée du plaisir à l’idée de la justice : l’idée de la justice est de beaucoup, c’est M. Spencer qui l’affirme, la plus simple, la plus claire, celle qui offre, à tout prendre, malgré les guerres et les procès, le plus de chances d’accord entre les hommes.

Le parfait accord du plaisir et des autres biens n’est qu’un idéal, et cet idéal devient même d’autant plus difficile à réaliser que la vie revêt des formes plus complexes et se rapproche ainsi de la perfection qui lui est propre. La capacité de jouir et de souffrir est certainement mieux en rapport avec le développement général des autres facultés chez l’animal que chez l’homme, chez l’enfant que chez l’homme fait, chez le sauvage que chez le civilisé. C’est donc se faire une idée tout à fait basse et inexacte de l’évolution des êtres que d’en mesurer le degré de perfection d’après la satisfaction plus ou moins complète de la sensibilité. M. Spencer ne s’y est pas trompé. Quand il veut donner des exemples de ce qu’il appelle des « actions absolument bonnes, » il les prend de préférence, — lui-même en fait l’aveu, — « dans les cas où la nature et les besoins ont été mis en parfait accord avant que l’évolution sociale ait commencé. » Et voici l’un de ces cas antérieurs à l’évolution, étranger par conséquent à tout progrès dans l’humanité :

« Considérez la relation qui existe entre une mère bien portante et un enfant bien portant. Entre l’un et l’autre il y a une mutuelle dépendance, qui est pour tous les deux une source de plaisir. En donnant à l’enfant sa nourriture naturelle, la mère éprouve une jouissance ; en même temps, l’enfant satisfait son appétit, et cette satisfaction accompagne le développement de la vie, la croissance, l’accroissement du bien-être. Suspendez cette relation, et il y a souffrance de part et d’autre. La mère éprouve à la fois une douleur physique et une douleur morale, et la sensation pénible qui résulte pour l’enfant de cette séparation a pour effet un dommage physique et quelque dommage aussi pour sa nature émotionnelle. Ainsi l’acte dont nous parlons est exclusivement agréable pour tous les deux, tandis que la cessation de cet acte est une cause de souffrance pour tous les deux ; c’est donc un acte du genre que nous appelons ici absolument bon. »

Le tableau est charmant ; mais il éclaire singulièrement le vice de