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n’est pas la seule forme de la vie, le seul sujet de révolution ; M. Spencer reconnaît lui-même que, durant l’évolution, le plaisir et la peine ne font qu’accompagner des actions qui sont par elles-mêmes avantageuses ou nuisibles. Le plaisir n’est donc pas le seul bien, puisqu’il n’est que la conséquence d’un bien déjà acquis. Tout ce qui, dans la nature, est soumis à la loi de l’évolution, est par là même susceptible de bien et de mal. La santé, la force physique, l’exacte proportion de tous les membres, le jeu facile et harmonieux de tous les organes, sont des biens réels auxquels on peut être plus ou moins sensible, mais qui subsistent tout entiers, en dehors des jouissances qu’ils procurent. Et n’en peut-on pas dire autant du développement de l’intelligence et de la volonté, de toutes les qualités intellectuelles et morales qui nous assurent, soit la possession de la vérité, soit la possession de nous-mêmes ? Et ne faut-il pas compter aussi parmi les biens l’accord, l’harmonie dans le développement de toutes les parties de l’être ? La sensibilité se développe avec tout le reste, et les satisfactions qui lui sont propres ont leur place dans la perfection totale. C’est par cette union du plaisir et des autres biens que se réalise « l’eudémonisme rationnel. » de M. Janet, « le développement harmonieux déboutes les facultés. » C’est ainsi que le bonheur, suivant M. Spencer lui-même, accompagne la vie la plus élevée ; mais, s’il ne fait que l’accompagner ; comment en serait-il le but unique et l’idéal suprême ?

Cette liaison naturelle entre les divers biens et les plaisirs dont ils sont la source peut expliquer comment on a été amené à prendre le plaisir pour la mesure générale du bien. Ce n’est en réalité qu’une mesure trompeuse, et nul encore ne l’a mieux reconnu que M. Spencer. Dans un des meilleurs chapitres de son livre, celui qui est intitule : de la Relativité des peines et des plaisirs, il montre excellemment combien sont variables les impressions de la sensibilité, combien elles dépendent du caractère des individus et de toutes les influencés qui agissent sur eux. Ces variations sont L’argument ordinaire de ceux qui méconnaissent les biens les plus certains. Il n’est pas, en effet, un seul bien, ni la santé, ni l’intelligence, ni la vertu, qui se manifeste par la présence et par l’intensité constantes des mêmes plaisirs et qui ne puisse être rejeté comme illusoire ou douteux, si le plaisir est la seule mesure du bien. Et cet argument ne vaut pas seulement contre les divers genres de biens dont le plaisir devrait être l’accompagnement naturel, il vaut contre le ; plaisir lui-même, et le pessimisme ne manque pas de s’en armer pour établir l’impossibilité d’un bonheur plein et durable. Ce que les variations de la sensibilité prouvent le plus clairement, c’est que le plaisir ne peut être la mesure d’aucun bien et qu’il n’est pas même sa propre