Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/319

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’ose contredire ouvertement. Non pas que ce fonds soit immuable : il se modifie avec la civilisation elle-même et un esprit un peu pénétrant saura reconnaître d’assez profondes divergences entre les jugemens moraux qui prévalent chez une même nation, à deux époques différentes, ou, à une même époque, chez deux nations inégalement cultivées. L’évolution toutefois est assez lente et assez peu sensible pour ne pas ébranler la croyance à l’immutabilité de la morale et le respect général qui trouve dans cette croyance un de ses principaux fondemens. Exerçant leur empire dans un même milieu, subissant plus ou moins les mêmes influences, entraînées à leur insu dans une évolution commune, la morale naturelle et la morale théologique se réunissent le plus souvent dans les mêmes préceptes, et elles ont un égal intérêt à proclamer, parfois même à exagérer leur accord. L’une et l’autre sentent en effet combien importe à leur autorité l’adhésion unanime des consciences.

Une cause nouvelle de désaccord a cependant surgi de nos jours entre la morale naturelle et la morale théologique. L’idée toute moderne d’une société laïque, absolument distincte des sociétés religieuses qu’elle peut contenir dans son sein, appelle comme conséquence une morale également laïque, également étrangère à toute autorité d’ordre surnaturel. La morale laïque ne se confond pas avec la morale naturelle. Celle-ci pouvait être une alliée, parfois même un élément accessoire de la morale théologique : celle-là se présente comme une rivale. Et ce n’est pas seulement la rivalité de deux doctrines reposant sur des bases distinctes ; c’est la concurrence de deux puissances sociales se disputant la domination des âmes. Quelques économistes enferment seuls la société civile dans une mission de pure police, indifférente à toute doctrine qui n’a pas proprement pour objet la protection des intérêts matériels. L’esprit laïque dans la société revendique hautement le gouvernement de tous les intérêts humains, sauf ceux qui se réclament d’une lumière surnaturelle. Il aspire non-seulement à faire passer ses principes dans les lois, mais à leur soumettre les âmes par l’éducation publique. La morale laïque est la base de cette éducation, dont la société laïque fait son premier de voir et son droit le plus précieux. Elle n’est pas, comme la morale naturelle, un simple objet de croyances individuelles et de discussions philosophiques : elle prend un caractère officiel ; elle devient une des institutions fondamentales de l’état.

Il est facile, au nom de la pure logique, d’affirmer cette institution : est-il aussi facile de la créer de toutes pièces ? Son caractère laïque ne lui permet aucun mélange avec l’enseignement théologique : son caractère public lui permet-il du moins de recevoir une base philosophique ? L’éducation nationale, faisant appel à tout le monde, sans acception de croyances, soit pour le recrutement de