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mouvement, dont le trône et l’autel avaient donné le mot d’ordre, furent des royalistes et des féodaux de circonstance et d’attitude, des chrétiens sans christianisme, ou du moins, comme Chateaubriand et Lamartine, n’en ayant jamais eu que le génie. Les autres, au contraire, gens de beaucoup de foi, mais de talent moindre, ont sombré. Là se trouve le vrai point de démarcation entre l’école romantique allemande et la nôtre. En Allemagne, ce fut la sincérité des tendances qui prédomina. De Schlegel à Brentano, de Tieck aux deux Stolberg, à d’Arnim, à Novalis, tous sont de vrais croyans ; le moyen âge a sa raison d’être. Il s’agit de se reconstituer comme nation au sortir des guerres du premier empire et d’organiser dans l’édifice du passé un refuge contre le présent. Le romantisme allemand, œuvre de patriotisme, jaillit du sol ; tout le monde y prend part, ceux qui ne sont pas, en religion, des croyans convaincus sont des féodaux comme Achim d’Arnim et comme Henri de Kleist, des hobereaux ivres de magnétisme et de somnambulisme. Chez nous, il n’y eut guère qu’une question de forme comparable plutôt au mouvement poétique de la renaissance[1] ; où les Allemands invoquèrent Luther, ce fut Ronsard d’abord, puis Shakspeare, que nous appelâmes à notre aide pour déclarer la guerre aux préjugés classiques, seuls en cause, ce qui explique surabondamment certaines contradictions taxées à tort d’apostasies, certains amalgames hétéroclites, et comment Victor Hugo a pu, sur ses vieux jours, coiffer le bonnet rouge de sa main gauche sans que sa droite ait eu à se dessaisir des lis charmans cueillis à l’aube au pied du trône.

Le journal d’Alfred de Vigny nous fait ainsi passer en revue divers noms alors célèbres, aujourd’hui presque effacés : Soumet, l’auteur de Saül et de Jeanne d’Arc : « Sa sensibilité nerveuse était extrême, il s’exagérait tout et pour cela paraissait exagéré, mais il ne l’était pas, c’était sa nature d’être affecté à force d’être ému par des riens. » Casimir Delavigne, l’auteur des Vêpres siciliennes, également nerveux et sensible, mais avec la douce mélancolie du poitrinaire : « Malade et avec un soin de convalescent craintif, les pieds sur un tabouret chauffé intérieurement, il me reçoit en frère, affectueusement, les mains pressées dans les siennes. » Le chapitre

  1. Si l’on aimait les parallèles, on trouverait pourtant que Sainte-Beuve remplit le rôle de Schlegel, et l’auteur du Tableau de la littérature française, des Consolations et de Volupté, — poète, à la fois critique et romancier, — fournirait au besoin, dans le cabinet d’un amateur de curiosités littéraires, un pendant à l’auteur du Cours de littérature ancienne et moderne, d’Alarcos et de Lucinde. Mais là s’arrêterait l’analogie ; car la levée de combat allemande, très riche en lieutenans et capitaines, n’eut pas de général en chef qui puisse être mis à côté de Victor Hugo, — Schiller et Goethe s’étant, de parti-pris, tenus à l’écart et souvent même montrés hostiles.