Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui les a reçues ; l’éditeur accourt ; de lui-même. Eh bien ! alors ? Ah ! voilà, il y a un mais ou, pour parler plus clair, il y a un légataire qui très catégoriquement oppose son veto et se refuse à toute mesure transactionnelle, s’appuyant sur un paragraphe du testament où l’auteur de Chatterton se prononce contre toute publication d’œuvre posthume.

Vigny entourait les productions de sa pensée d’une sollicitude parfois voisine de la superstition. Après les avoir, idolâtrées de son vivant, il voulut qu’à sa mort et pendant son « éternelle absence, » comme il le dicta lui-même en si grand style, elles n’eussent à redouter aucun dommage. Regrettant de n’avoir point là sous la main un collège de vestales, Use contenta d’instituer un pieux gardien du monument sacré. Ce qu’il redoutait surtout pour son œuvre si élevée, si pure, si définitive, c’étaient les notices et les gloses ; cette lèpre d’avant-propos, de préfaces et d’appendices qui s’attache avec le temps aux plus beaux marbres et sous laquelle ils disparaissent, à la longue. La féroce malignité de certains critiques l’avait tellement chagriné, ulcéré dans ce monde qu’il s’était ingénié de son mieux à s’en garantir outre tombe. Vain effort ; toutes ses précautions n’empêchèrent pas Sainte-Beuve de lui décocher sa plus terrible flèche, prœsente cadavere !

« Je me suis souvent dit que les portraits devaient être faits selon le ton et l’esprit du modèle, » et tout de suite, pour nous prouver combien il lui tient à cœur d’être fidèle à ses prémisses et d’appliquer son propre précepte, Sainte-Beuve s’empresse d’inventer un idéal quelconque qu’il nous peint en employant d’autres lignes et d’autres couleurs, que celles qu’a fournies le poète : « Il commença par s’inspirer d’André Chénier, il le nierait en vain, c’est évident ! » Évident et pourquoi ? Parce que ses premières poésies respirent le goût et le sentiment de l’antique ? Mais il a mis au bas de la Dryade ces mots ; « Écrit en 1815 ; » il a mis au bas de Symétha la même remarque, et le Bain d’une dame romaine est du 20 mai 1817. Or comment Alfred de Vigny se serait-il inspiré directement d’André Chénier, alors que personne encore n’en connaissait l’œuvre, les Poésies n’ayant été données par M. de Latouche qu’en 1819 ? Reste à s’inscrire en faux contre les dates, soit ; mais quelles preuves m’apportez-vous ? Aucune ; des doutes, des insinuations, tout cela pour enlever à un homme que vous n’aimez pas ; son plus beau titre : le mérite et la gloire d’être venu le premier. De l’artiste, Sainte-Beuve en aurait tant bien, que mal pris son parti, mais l’homme chez Alfred de Vigny l’agaçait et l’importunait. Il s’était « accroché à quelques angles en le croisant, » et son antipathie se trahissait au moindre prétexte. Au fond Sainte-Beuve n’aimait pas plus Musset : qu’il n’aimait Vigny ; ces deux Alfred