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donner une somme fixe pour ses besoins personnels, et il s’en servait pour faire beaucoup de bonnes œuvres ; mais il lésinait sur la broutille, et quoique sa fortune fût immense, sa charité n’avait pas toujours grand air. Une cantatrice à laquelle il s’intéressait et qui n’était pas fortunée se plaignait d’avoir perdu, par un fâcheux accident, un peu plus de 6,000 francs. Il lui promit de l’indemniser, mais il la pria d’attendre, alléguant qu’il n’était pas en fonds. Pendant près de deux ans, il eut la patience de mettre chaque mois 100 thalers dans le fond d’un tiroir. Quand le compte y fut, il brisa sa tirelire, et la cantatrice, qui se croyait oubliée, rentra dans son argent. La bonté du roi la toucha, mais le procédé l’étonnait ; tous les princes qu’elle avait vus au théâtre en usaient autrement. Lorsqu’on a l’esprit bourgeois, on attache trop d’importance aux moindres détails des affaires et de la vie, et le détail, comme l’a dit Voltaire, est une vermine qui ronge les grands ouvrages. Le roi George avait le tort de traiter les petites choses comme les grandes, de se passionner pour les minuties, pour des querelles de bibus. Ajoutez que sa piété sincère tournait trop facilement au piétisme. Il causait souvent avec Dieu, qui ne lui répondait pas toujours, et les incertitudes de sa conscience lui faisaient manquer les occasions, ses scrupules étranglaient sa volonté. Ce prince, qui savait beaucoup de choses et qui parlait couramment quatre langues, était du nombre de ces hommes que les arbres empêchent de voir la forêt.

Il était trop intelligent pour ne pas comprendre les difficultés comme les périls de sa situation. Il avait un redoutable voisin, dont il connaissait le caractère et les appétits. C’était une maxime d’état à Berlin que la Prusse ne serait vraiment maîtresse chez elle que le jour où elle aurait conquis le Hanovre, qui formait une barrière très gênante entre les deux moitiés de la monarchie. Les Hanovriens se sentaient guettés, et les Hohenzollern leur inspiraient l’aversion mêlée d’effroi que le chat inspire à la souris. Par suite de l’importance excessive qu’on attachait aux détails, on était pointilleux, raide, cassant hors de propos, on refusait à la Prusse les facilités qu’elle réclamait pour le service de ses chemins de fer et de ses télégraphes. On oubliait « que c’est un grand tort en politique de prétendre avoir toujours raison contre celui qui a de son côté la raison du plus fort ; » on semblait prendre plaisir à rappeler qu’on était un obstacle. Ce qui était plus fâcheux encore, on ne se mettait pas en peine d’entretenir avec le redoutable voisin des relations suivies, un commerce de visites réglées. C’était la faute de la reine, qui avait toutes les vertus de la femme et de la mère, mais qui aimait peu la représentation et qui craignait les dérangemens. Elle tenait la politique à distance et le cérémonial lui était à charge ; elle ne se trouvait heureuse qu’au milieu des siens, son rêve était de vivre dans une ferme. Louis Schneider, ce comédien devenu conseiller de cour, qui n’était pas un sot, dit un jour à M. Meding : « Pourquoi