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on souffre instinctivement et que le temps n’effacera pas. Et l’on croit aimer la nature ! Est-ce bien la comprendre seulement que de se tenir si loin de la vérité ? Il serait logique qu’une école qui cherche le vrai, fût une école savante ; et pourtant jamais plus qu’aujourd’hui on n’eut de répugnance pour ce qui s’apprend. Mais la vérité n’existe pas en dehors de la science, et la beauté ne peut reposer sur l’ignorance, elle qui est la splendeur du vrai.

Il y a dans la philosophie une partie qui se rapporte plus particulièrement aux lettres et qui est la raison des humanités. Il y a la philosophie naturelle qui appartient aux sciences. Les arts aussi ont leur philosophie. Celle-ci doit en partie s’appuyer sur la considération des rapports nécessaires, qui s’établissent entre l’idée et la matière pour constituer l’œuvre de l’artiste… C’est en partant de là qu’elle peut vraiment poser ses problèmes. Certes il existe des analogies entre tous les procédés de l’esprit et les manières diverses qu’il a de créer se ressemblent. Mais on ne peut, par exemple, raisonner des œuvres, littéraires, comme des œuvres plastiques : l’entreprendre serait un danger, une chimère. L’instrument qu’emploie le lettré et celui dont l’artiste se sert et que souvent il subit sont de nature trop différente. Leurs critiques n’ont point de bases communes. Les sens qu’ils veulent toucher ne sont pas de même ordre. C’est à l’esprit, cependant, qu’ils s’adressent tous deux ; mais l’esprit, a plusieurs manières d’entendre, comme d’être fécond.

Dans le monde de la, pensée, on peut se donner de grandes libertés ; on est moins bien placé pour en prendre dans le domaine des créations plastiques. L’esprit y lutte toujours et souvent contre plus fort que lui. La science seule peut le rendre maître de la matière : encore ne la domine-t-il qu’à force de contrainte, car, dans ce travail, la matière redresse continuellement l’esprit.

Le mot de Quintilien nous semble d’une profonde justesse. Il ne veut pas dire que la matière soit tout. Il n’affirme pas non plus la maîtrise absolue de l’esprit. Il demande, pour faire une œuvre parfaite, le concours de la nature et de la science, et à cette condition, il proclame la supériorité de l’art sur la matière la plus belle. Il fait une balance exacte des principes et des choses. À ce compte, si nous ne nous trompons, l’artiste véritable n’appartiendrait à aucune catégorie philosophique, ne représenterait point une abstraction : il ne serait ni spiritualiste ni matérialiste. Il serait simplement un composé, un éclectisme vivant, ce qu’est l’homme enfin, et c’est probablement en cela que doit consister sa force.


EUGENE GUILLAUME.